Par Jean Escande et Bertrand de Viviés
A 29 ans, en 1801, Timoléon de Viviès, gentilhomme languedocien de Castres (Tarn), émigré depuis dix ans dans l'Armée de Condé et venu échouer avec elle en Galicie et en Volhynie (Pologne russe), profite des lois d'amnistie pour rentrer en France.
Mais avant de pouvoir rejoindre sa famille, il est obligé d'accomplir une quarantaine de prés d'un an à Nancy. Il demeure dans la famille Stadler, émigrée comme lui, et de retour dans une certaine gêne pécuniaire. Revenu enfin chez lui, dans son château de Viviers- les-Montagnes qui n'a pas été nationalisé grâce à la présence de ses frères, Timoléon écrit des lettres reconnaissantes à la mère de son ami, Madame Stadler, qui le considère d'ailleurs comme son propre fils.
Madame Stadler est une femme âgée. Son mari est infirme et impotent. Leurs enfants ont tous émigré avec eux : Madame de Corail et Madame de Saint-Florent, qui a épousé un Provençal. Saint-Florent a pris du service dans l'armée russe et demeure désormais à Saint-Pétersbourg. Un de ses beaux-frères, l'abbé Stadler, dirige dans cette ville une institution d'éducation, la noblesse russe de l'époque ne parlant guère que français. Par contre, Madame Stadler a ramené avec elle en France ses petits-enfants : Olympe de Saint-Florent et son frère, qui lui tiennent compagnie.
Stadler lui-même, l'ami de Timoléon, est resté en Galicie, partie de la Pologne rattachée à la Russie depuis le partage de 1772. Il demeure à Skowrodki près de Lemberg ou Léopol - actuellement Lwow, en U.R.S.S. - chez la comtesse Gizycka, et essaie de faire marcher un petit domaine qu'elle lui a confié.
Madame Stadler demande à Timoléon des nouvelles de la belle-famille de sa fille, les Saint-Florent à Saint-Ambroix (Gard), qui n'est pas précisément proche de Castres (Tarn) : il y a 300 kilomètres entre les deux... Stadler et Timoléon de Viviès ont gardé beaucoup d'attaches avec des anciens de l'Armée de Condé émigrés avec eux en Pologne. "Monsieur de Moravelle » est Auguste Tardy de Montravel, l’alter ego de Timoléon. Auguste, à 25 ans, a eu des passions pour de belles Polonaises : la comtesse Gizycka, entre autres, en reste inconsolable, après la mort de son vieux mari : elle espérait qu'Auguste la demanderait en mariage ! Mais Auguste a eu bien d'autres intrigues qui l'ont brouillé avec la moitié de la noblesse galicienne, et il a préféré rentrer en France, après avoir écrit ses amours sous forme d'un roman en huit volumes auquel il a donné son prénom pour titre... A son retour à La Voulte (Ardèche) Auguste Tardy trouve sa maison natale vendue comme bien national et transformée en auberge. Il erre en mourant de faim, hébergé par de vagues cousins. Finalement il retrouve son père, ancien directeur de l'Ecole d'Artillerie de Chalons sur Marne : cet ex-colonel est obligé, pour vivre, de tenir en compagnie de sa fille Emilie une école pour petites filles à Arles. Les Montravel sont ruinés. Le fils aîné, Philippe, s'est fixé à Nancy : il y a épousé Marguerite de Séranville, ex-marquise de Bellerose. Ils habitent Heillecourt, mais ne paraissent pas avoir gardé des liens bien forts avec le reste de leur famille. Sans doute sont-ils eux-mêmes dans la gêne : Philippe Tardy de Montravel finira sa carrière comme officier de gendarmerie. Pour se tirer de la misère, Auguste se rengagera dès 1803 sans aucun enthousiasme dans un régiment d'artillerie. Encore son ancien condisciple Marmont, devenu général et intime de Bonaparte, consentira-t-il à ce qu'il reprenne le grade dérisoire d'élève-officier qu'il avait avant la Révolution. L'Empire fera de Tardy un chef d'escadron de l’artillerie de la Garde Impériale, bien loin de partager les sentiments d'un Coignet ou d'un Parquin pour l'empereur. Assagi, en souvenir de ses amours polonaises de l'émigration, il épousera une jeune fille, Albertine de Bohun, et en aura de nombreux enfants dont l’un fera le tour du monde avec Dumont d'Urville.
Quant au sage et pondéré Stadler, il réussira aussi mal que ce fou de Tardy : il restera encore longtemps en Pologne, mais il ne parait pas avoir fait fortune dans l'exploitation du domaine de la petite comtesse Gizycka.
Les lettres de Madame Stadler à Timoléon sont naturelles, et donnent de la vie de cette société nancéienne d'émigrés sous le Consulat des détails précieux. Je ne sais, cependant, qui est cette Madame de Violet dont les querelles conjugales divertissent l'entourage. Madame de Corail, Madame de Violet, ces dames ont de bien jolis noms. Tous ces émigrés, heureux d'avoir échappé à la tourmente révolutionnaire et à la misère en Prusse, montrent beaucoup de gaîté : ils reviennent de loin. Fi de la politique ! Ils n'en feront plus. Ils désirent simplement s'enterrer dans leurs provinces et disparaître. On les comprend.
Badiff est aussi un ami de Stadler et de Timoléon. Dans leur petite bande, qu'ils appellent entre eux l'Arche de Noé (nom qui, curieusement, a été repris à la dernière guerre par un groupement de résistants) Timoléon est le Canard, et Badiff le Vieux Staray, du nom d'un général autrichien qui s'était illustré à la retraite de 1792, en Champagne. Comme tout groupe humain, celui-ci a ses plaisanteries et ses mots de passe. C'est Timoléon, le premier rentré en France, qui s’est occupé à Paris, par l’entremise de Madame de Nantillé et de Mademoiselle Vaujomp, amie et sœur de Badiff de le faire revenir chez lui, à Saint-Jean d'Angély. Timoléon possédait d'ailleurs des instructions très précises de Badiff, inscrites sur des bouts de papier. On s'aperçoit qu'il s'agit d'un vrai réseau de correspondants, dont les Stadler de Nancy ne sont qu'une maille. On y trouve Clément Bernaux, banquier à Varsovie, Madame de Thieulin, Hôtel de France, rue Saint-Thomas du Louvre près le Vaudeville à Paris ; et même un général polonais républicain : Wielhorski, chef de brigade de la Légion Polonaise à Milan, République Cisalpine - une troupe que la France n'avait pu prendre à son service, selon les lois issues de la Révolution qui n'admettaient plus de troupes étrangères. On avait fait solder ces Polonais par la jeune et éphémère République Italienne... Napoléon venu, on fera moins de manières pour incorporer les Polonais, et bien d'autres Westphaliens, Croates, Prussiens, Espagnols...
Malheureusement, ou bien des lettres se sont perdues - ou, plus probablement, Timoléon de Viviés n'emportait que ces adresses. C'est bien dommage qu'il n'ait pas écrit le récit de son retour. Troquindy est un de ses amis, gentilhomme breton, qui a, lui aussi, après tant d'années d'errance, le désir de rentrer chez lui.
Malgré les prédictions enjouées de Madame Stadler, Timoléon de Viviés ne s'est jamais marié. Il est mort à 39 ans, en 1811. Certainement les maladies contractées dans les bivouacs de l'émigration y furent-elles pour quelque chose.
Sources :
Archives de la famille de Viviés.
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Madame Stadler à Monsieur Timoléon de Viviés
Nancy ce 8 8bre [1801]
C'est de tout mon cœur, Monsieur, que je partage votre joie et la satisfaction que vous éprouvés de vous retrouver enfin réuni au sein de votre famille ; le long interval que vous avés mis à me donner de vos nouvelles m'a causé de grandes inquiétudes, je craignois qu'il ne vous fut arrivé quelques évènements fâcheux. J'ai été mille fois tentée d'écrire à Paris à votre ange tutéllaire pour me rassurer ; mais la crainte que mon interet, impuissant à votre position, ne put vous nuire, m'a fait préférer le tourment de mes inquiéttudes ; espérant toujours qu'avec le tems vous seriez fidel à votre promesse. Vous n'avés pas oublié sans doute, Monsieur, que le second volume de votre roman est commencé du jour que vous estes arrivé à Nancy ; depuis que vous l'avés quitté il me reste bien des avantures intéressantes à apprendre, tous ces projets de mariage n'auront qu'un tems, il paroit que vous en résonnés encore très à votre aise ; que le plaisir de voltiger de belle en belle vous semble devoir être préféré au sombre souci de l'état de mariage - mais je vous prédit que vous arriverés au trébuchet comme les autres, et que vous ferés la parodie des paroles de cette jolie chanson que vous mettiez tant d'expression à nous chanter, et que ces lieux si délicieux où vous l'aviez apprise ne vous reverront plus.
J'ai reçu deux fois des nouvelles de mon fils. Je viens d'en recevoir encore, mais seulement par sa sœur ; Mde de Corail, qui est la personne unique pour m'apprendre de pitteuses avantures. Elle me marque que son frère vient de lui écrire ; lui demande l'adresse de son frère l'abbé qui actuellement habitte Pétersbourg, qu'il lui témoigne être disposé à se rapprocher de lui ; à part que des démarches très instantes de la part de cette famille, dans laquelle vous l'avés vu jouir de toute la confiance, ne le décide à rester. Je dois donc augurer, Monsieur, qu'il a éprouvé quelques désagrémens. Ce jeune homme qu'il avoit placé prés de lui y est rentré de nouveau. Ce dernier dans mon idée peut avoir prétté à quelque concurrence. Mon fils, qui ne suit toujours que les impultions de la bonté de son cœur, aura fini par en être la dupe; je puis me tromper je le désire, mais celà me laisse des inquiéttudes. Je crois, Monsieur, devoir aux sentimens que vous m'avez montrés avoir pour mon fils, ce petit récit bien insuffisant puisqu'il faut que j'accorde mes impatiences avec le tems qui s'écoulera, qui amennera le moment qui doit m'instruire plus particulièrement.
La liberté que l'on a à présent de recevoir et correspondre avec l'étranger, me procure aussi souvent que l'éloignement le permet, des nouvelles de mes autres enfans, Mr de Saint Florent vient d'être brévetté de nouveau par Alexandre 1er dans sa place de major, auquel il a joint le brevet de colonnel. Mde de Saint Florent me marque que bien décidément elle fera le sacrifice de quitter son mari pour quelques mois seulement, pour venir se jetter dans nos bras, et s'occuper du sort de ses enfans. J'aurais préféré qu'elle nous eût surpris ; encore ce voyage ne doit se faire qu'au printems ; mes idées auront le tems de me tourmenter tout à leur aise sur les évènements et accidens. Autrefois on ne parloit que de chapitre, mais depuis dix ans j'aurois pu former des volumes de ce qui m'est arrivé personnellement.
J'accepte, monsieur, avec confiance l'offre que vous voulés bien me faire concernant la famille de Mr de Saint Florent, comme habittant du même pays. Je crois qu'il vous sera facile de vous procurer les renseignements qui peuvent m'intéresser ; savoir si Mr Domergue de St Florent l'aîné vit toujours dans sa terre de Consac, prés de Saint Ambroix. Son frère le second, qui a servi dans le régiment de Condé, s’il est encore habittant du Pont St Esprit. Comme je ne vous ai pas encore déchu de la qualitté de mon fils aîné, je laisse à vos tendres sollicittudes de bon frère le soin de dire aux personnes que vous pourries rencontrer de leur connaissance, ma surprise du silence qu'ils ont gardé depuis l'absence de leur frère. Ce dernier vient de m'écrire qu'il leura fait passer plusieurs lettres, qui sont restées comme les miennes, sans réponse. Je ne puis revenir de l'étonnement d'une telle conduite, ayant vu autre fois la bonne union qui régnoit dans cette famille.
Vous jouissés sans doute comme nous içy de la joie que répendent les préliminaires de la paix avec l'Angleterre ; encore quelques tems, les playes seront cicatrissés. Si cependant on veut me donne quelques revenus de plus que l'on m'a otés, qui seroient bien nécessaires pour rendre mon existence et celles de ceux qui m'entourent plus heureuses, voilà comme les grosses [ ?] laissent toujours des infirmittés ; celle de ma bource me tourmente beaucoup.
Je me représente votre arrivée au millieu de votre chère famille. J'aurais voulu me trouver invisible dans un petit coin. Je vous quitte mon cher fils, j'y suis forcée ; mais c'est en vous assurant de toute la constence de mes sentimens, et du désir que je conserve de vous en donner des preuves
Billecard Stadler.
Mr de Stadler est absolument ce que vous l'avés laissé. St Florent et sa sœur sont prodigieusement grandis depuis votre départ, le premier depuis les vacances fait de fréquentes promenades aux bois avec Mr de Landreville et St Rémy, ils ont des tendres équipées. La bonne Olimpe reste résonnablement avec sa vieille maman ; notre société s'est augmentée d'un certain nombre de revenants qui nous font grand plaisir.
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Nancy ce 30 Xbre 1801
Toujours dans l’attente et l'espérance, Monsieur, de recevoir des nouvelles de mon fils, j'ai différé répondre à la votre ; seulement, j'ai appris par Mde de Corail ma fille que le comte Giziki étoit mort, qu'elle en étoit instruite par Mde de Bistry, qu'elle ignoroit absolument les suites auquels cet évènement pouvoit donner lieu aux interets de son frère, qu'elle n'en avoit aucunes nouvelles ; et dés qu'elle en receveroit, elle s'empresseroit à m'en faire part ; je suis donc toujours dans l'incertitude du sort de mon fils, et je vous avoue que celà m'inquiètte, je désire bien, Monsieur, que votre correspondance avec lui soit plus heureuse que la mienne ; bien persuadée de l'intérêt que vous y prenez je me flatte que vous voudrez bien me faire part de ce qui sera à votre connoissance, je n'ai pas tenté d'en communiquer avec Mr de Moravelle qui vit toujours comme vous en avés été témoin dans la plus noire retraite, par caractère je n'aime point à pénétrer dans l'obscuritté.
Je me flatte, Monsieur, que vous continués toujours à goûter les douceurs attachés à votre position actuelle, je regrette d'être privée de la satisfaction que j'attacherois à en être témoin, prenant un intérêt bien sincère à tout ce qui peut contribuer à la votre.
Je suis bien sensible à celui que vous me témoignés prendre à mes enfans. Je viens de recevoir des nouvelles de Mr et Mde de Saint Florent, ils sont décidés à faire arriver prés d'eux leur fils, ils désirent que je le fasse partir dans le courant du mois d'Avril, pour qu'il profite de l'embarquement des premiers vaisseaux. Malgré que je suis assurée que cette séparation est nécessaire à l'avancement du jeune homme, cependant il en coûtera beaucoup à mon cœur de m'en séparer ; j'avais conté que sa maman viendroit au printems, et voulant éviter tout ce qui pouvoit contrarier ce projet, j'ai solicitté à Paris sa radiation définitive et je l'ai obtenue, je viens de lui envoyer comme devant lui tenir lieu de passeport, une lettre que je viens de recevoir de Paris m'assure que sous peu de tems il ne subsistera plus de liste, à la réserve d'un petit nombre de personne marquante. Ainsi Monsieur vous serez tout à fait régénéré dans tous les avantages de la grande nation, je vous en fais mon complimens. Adieu nos voyages de Pologne, je vous ai toujours bien dit que celà tourneroit en chatteaux d'Espagne, il faut donc me décideR à rester tristement au coin de mon feu.
Mr de Saint Florent me marque qu'il a enfin reçu des nouvelles de son frère aîné, duquel il est extrêmement satisfait, hors qu'il lui apprend la mort de plusieurs de ses parens, nottament d'un frère qui demeuroit au Pont St Esprit, qui avoit servi dans le régiment de Condé, il laisse deux enfans orphelins, la mère étant morte aussi, dix ans d’absence amenne bien des changements dans beaucoup de familles.
St Florent et sa sœur ont pris une taille depuis votre départ, Monsieur, peu ordinaire pour leur âge, chacun en est étonné, et moi même qui les vois tous les jours, j’en suis frappée. Il s'est opéré une grande augmentation dans notre société, par le retour de beaucoup d’absents. Mr de Lendreville a fait l’acquisition d’une maison sur la place de grève ; ce qui la rapproche de moi, à ma grande satisfaction. Mde de Baillery, après avoir tourmenté ces dames, vient de faire une esclandre affreuse, elle a forcé par ses mauvaises intrigues Mde de Bey à se séparer de son mari, avec lequel elle vivoit depuis dix sept ans dans la meilleure union. Heureusement que cette dame, pour se consoler de la perfidie de son benêt de mari, vient de rentrer dans ses biens, qui lui donnent la jouissance de douze mille L. de rente.
Voilà comme avec le tems et la patiance on se trouve dédomagé des caprices et de la méchanceté de ceux qui ont voulu nous tourmenter.
Marqués moi si dans votre ville comme içy les préliminaires du Carnaval sont déjà en vigueur, je n’ai pas oublié, Monsieur, que celà prettoit un peu à faire divertion à vos refflexions philosophiques ; nos élégantes sont dans un bel encouragement de parure, c’est à celle qui se distinguera le mieux. La danse à la mode est la Gavotte, malheureusement nous n’avons pas d’assés bons danseurs pour parader avec nos dames dont le nombre se borne à quatre seulement, qui sont entièrement vouées à l’admiration publique. Ho ! Que ce seroit beau, si Mr Duvivier étoit içy, il viendroit le matin, un peu débraillé, me raconter toutes ces belles choses. Je pense que vous ne serés pas fâché que je vous parle aussi de l’aimable Mde de Violet, elle se trouve pour le moment dans de grandes affaires. Vous savez qu’elle aime beaucoup à y mettre de l’importance; particulièrement quand celà regarde son cher mari, lequel est enfin retrouvé : il est actuellement à Fribourg, mais il n’ose s’approcher, sans que sa chère femme ne lui ait frayé un chemin semé de roses et de lorier... Nous en avons la comédie tous les soirs. Les Mrs de Landreville vous remplacent, je vous ai souhaité mille fois présent aux scènes pittoresques que celà nous donne, on se pique, on a l’air de se fâché ; le lendemain on pardonne, on veut bien mettre de l’indulgence ; enfin toutes ces plaisanteries ont failly me rendre malade à force de rire. Imaginés qu’un de ces Mrs s’est permis de lui dire qu’il venoit de voir une personne qui s’étoit trouvée il y avoit peu de tems avec Mr de Violet ; qu’il n’avoit plus de dents, qu’il marchoit avec une béquille... Voilà Mde de Violet qui entre en fureur, qui menace ces Mrs, en leur disant qu’elle pourroit les faire repentir de leurs mauvaises plaisenteries, que Mr de Violet étoit homme à leur en demander raison, et qu'elle leur conseilloit d'être plus sirconspect.
Au fait je suis sure que vous avés une seconde femme dans votre pays, comme Mde de Violet, que vous vous la rappellés encore quelquefois. Je n'ai pas manqué de lui parler de vos hommages respectueux, elle les a reçus avec dignité, et malgré qu'elle n'a pas oublié les plaisanteries que vous vous perméttiés de lui faire quelquefois. Elle les a attribuées à votre grande jeunesse, qui est un déffaut duquel on se corige tous les jours.
Je crois, Monsieur, que c'est assés vous avoir causé de Mde de Violet, qu'il est tems que je repreigne le ton de la raison, qui est celui qui convient le mieux à une grand maman. Mr Stadler toujours dans le même état tel que vous l'avés laissé, réunit ses sentimens aux miens, de même que mes enfans, pour vous assurer des vœux bien sincères que nous faisons pour votre entière satisfaction, à laquelle je prendrai toujours le plus vive intérêt.
Veuillés croire monsieur à la sincéritté de mes sentimens
de Stadler.
Antoine Badiff à Timoléon de Viviés.
A Saint Jean d'Angély 17 mai, 27 Floréal 1802.
Madame de Nantillé m'a remis, mon cher Duvivier, la lettre que vous lui avez écrite, je suis bien sensible à l'intérêt que vous voulez bien m'y témoigner. Si j'avais su où était relégué le canard, le vieux Starai lui aurait depuis longtemps assuré de sa reconnaissance. Il y a huit mois que j'habitte la terre promise, j'en ai passé quatre à Paris, où j'ai fait l'impossible pour avoir votre adresse, les personnes chez qui vous aviez logé n'ont pas jugé à propos de satisfaire mes désirs. Au moment de mon départ de la Pologne, je n'avais eu de vos nouvelles que par Madame de Nantillé, à qui vous aviez donné mon adresse, et qui m'a fait passer tout ce qui était nécessaire à mon voyage, qui a été mêlé de petites contrariétés, mais à force de ramer j'ai comme vous touché bord. Malgré les regrets que j'ai eu de quitter la Pologne, je m'applaudis d'en avoir fait le sacrifice, une famille qui aime et des amis sont pour moi inappréciables.
Depuis notre séparation de Lemberg, je suis resté chez le fils de la dame chez qui était Troquindy, où j'étais comme l'enfant de la maison, nous avons été les deux seuls qui n'ayons pas voulu profiter de l'agrément qui nous était accordé de rentrer chez nous, anciens Panic Dobroziko. J'avais été accompagner Radulph et Tardy jusqu'à la ville frontière ; nous parlions souvent du Canard et de Barzo Dobezé. Le Panic à Tardy était revenu à Lemberg très malade, j'ignore ce que l'on en a fait, vous en aurez sûrement eu des nouvelles, et que l'on vous aura marqué que votre jeune Panic, chez qui vous étiez prés de L... s'est marié avec une sœur de la générale Kewskoska dont le mari et la femme sont morts le même jour, qui restaient pas loin du panic de Tardy, en Wolhinie. Je n'ai point eu de nouvelles de ce pays depuis quatre mois. Les personnes de qui j'en recevais étaient Troquindy et Champmilon, à qui j'ai écrit de venir profiter des bienfaits de notre Premier Consul. Je les crois en route pour venir.
Adieu, mon cher Viviés, je saisirai toujours avec empressement toutes les occasions qui pourront me procurer celle de renouveller connaissance avec vous, j'espère que nos malheurs communs me seront un titre pour mériter et conserver votre amitié qui me sera toujours très précieuse, adieu mon cher, agréez les assurances du sincère attachement de votre ami
Antoine Badiff
Madame de Nantillé me charge de vous dire les choses les plus honnêtes. J'espère que vous voudrez bien mon cher Viviés faire l'amitié au vieux Starai de lui donner souvent de vos nouvelles.
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Madame Stadler à Timoléon de Viviés.
Nancy ce 4 aoust 1802
Voilà, Monsieur, un bien long interval que j'ai mis à répondre à votre lettre du 17 Avril. A cet époque j'étois extrêmement occupée des préparatives du départ de St Florent pour se rendre prés de ses parens en Russie, et après m'en être bien occupée, des affaires sont survenues aux personnes avec lesquelles il devoit faire ce voyage, qui ne s'est effectué que le 12 de juin pour se rendre à Paris et se réunir à une dame habittante de la Russie, à laquelle il etoit recomandé par des liessons d'amitiés avec son papa et sa maman. Le jour de son départ, j'ai eu le malheur de me blesser un doigt de la main droite. Apres trois semaine de souffrances, j'ai été heureusement guerie ; mais mon esprit et mon cœur ne le sont pas encore de cette séparation, qui me laisse un grand vuide, et auquel se joint les inquiétuddes inséparables d'un voyage aussi long que pénible, l'impatience de le savoir rendu au sein de la tendresse de ses parens cause infiniment d'altération à ma tranquillité, j'attend cette nouvelle comme les juifs attendent le Messie. J'en ai enfin reçu de mon fils votre ami, vous n'y etes pas oublié Monsieur, et c'est avec plaisir que je m'aquite en vous adressant une de ses lettres. L'évènement fâcheux de la perte de Mr de Giziski rend son sort très incertain, il parait par les détails que mon fils me donne qu'il n'a pas quant à présent de grands avantages à recueillir. On lui propose une habittation viagère et c'est à la fin de septembre que celà doit se décider. Votre corespondence une fois établie avec mon fils, je ne doute pas qu'il vous instruira du résultat de ses arrangements.
Les évènements aussi heureux qu'inattendus dans notre gouvernement n'offrent rien encore à mes enfans d'assés avantageux pour abandonner leur existence dans l'étranger, qui s'est améllioré au delà de toute espérance. Mr de St Florent jouit à Pétersbourg d'un revenu qui le fait vivre dans une grande aisance, et lui offre les moyens de faire et perfectionner l'éducation de son fils. Mde de St Florent se propose de venir l'année prochaine seulement pour passer quelques mois avec nous ; d'içy là quels seront les évènnements ? C'est ce que le tems nous aprendra. L'état d'infirmitté de son père, son grand âge peut amenner bien du changement dans ma position. Mes sentimens et la tendresse que je porte à mes enfans me fera toujours tenir aux désirs de me réunir partout où leurs interets les fixeront, voilà Monsieur, mes projets politiques.
Le retour de nos émigrés ne leur procure, pour le plus grand nombre, que la satisfaction momentanné de revoir leur famille; la plupart éprouvent de grands besoins, particulièrement ceux dont tous les biens sont vendus. Je suis assurée que dans la partie que vous habitté, vous y voyés à quelques exceptions prés les mêmes inconvéniens. Mde de Violet est enfin en jouissance de son cher mari. J'ai regretté bien des fois que vous ne soyiés plus prés de nous pour admirer ce beau couple ; c'est vraiment une comédie, je vous invitte à répondre bien vitte à mon fils, vos projets de cultiver avec lui sont sans doute bien évanouis au millieu des jouissances de la belle et solide fortune que vous avés retrouvé ; je fais des vœux pour quelle vous maintienne dans un état de bonheur et de prospérité auquels se joint en commun les sentimens d'intérêt et d'attachement que nous vous avons voués, étant toute à vous, Monsieur
Votre obéissente servente
de Stadler
Troquindy à Timoléon de Viviés.
Lannion le 13 Août 1802.
Que de fois n'ai-je pas pensé à vous, mon cher canard, depuis mon retour en France, et toujours regrettant de n'avoir pas votre adresse pour pouvoir vous écrire ! Heureusement que le bon Badiste à qui j'avais déjà tant d'obligations, vous a appris mon retour, et m'a procuré par là le plaisir de recevoir de vos nouvelles. Votre lettre toute pleine de marques d'intérêt m'est bien agréable sans doute ; mais je ne puis m'empêcher de vous faire un reproche, celui de ne m'avoir pas assez parlé de vous. Vous me dites bien que vous êtes enfin tranquille chez vous : j'aurais aussi voulu savoir comment la fortune vous a traité, et si vous êtes heureux autant que je le désire ; si vous êtes père de quelques petits canards ou si vous le serez bientôt. J'espère que vous ne me laisserez rien ignorer de tout celà... En attendant je vais répondre à tout ce que vous me demandez. Vous vous rappeliez, mon cher ami, qu'après avoir paré l'orage excité contre nous, par ce coquin de Goudowitz, vous retournâtes en Russie, et que moi, je restai chez Mde Laczynska à quelques milles de Léopol. Peu de temps après, je partis avec le fils pour Varsovie. Notre voyage dura un mois, et nous revinmes passer les contrats à Léopol. L'été suivant je l'ai passé à la campagne, partie chez le fils et partie chez la mère. A la fin de l'automne, je fis un second voyage en Prusse avec la jeune Comtesse Laczynska. Ce charmant voyage dura jusqu'à la fin de février tems des contrats, que je passai encore à Léopol. Enfin le 28 mars, je me suis mis en route pour France et je suis arrivé chez moi, après avoir passé par Cracovie, Vienne, Munich, Constance, Lyon, Paris, Rennes et Lannion. Jugez de mon bonheur dans ce pays. Je n'avais autre chose à faire qu'à me divertir, boire manger et dormir. J'avais à peu prés autant d'argent que j'en désirais, aussi je crains bien que le tems passé dans ce charmant azile qu'un heureux hazard m'avoit procuré, ne soit la plus belle époque de ma vie. Quoiqu'il en soit, me voilà enfin dans ma famille, vivant comme on fait avec une très médiocre fortune, dans une petite ville.
Vous me demandez des nouvelles de Tardi et de Radulf. Je vous dirai au sujet de Tardi que depuis quelques mois il ne parlait que de revenir en France lorsque tout à coup il partit, je ne sais avec qui, pour un voyage de Crimée. Mr et Mde Guigiski étaient alors aux eaux de Lubin prés Léopol, et Stadler était allé à Pétersbourg voir son frère. J'ai su tout celà de Casa... qui le tenait de Mde Guiguiska elle-même. Son mari mourut peu après. Voilà tout ce que je sais au sujet de Tardi. Quant à Radulf, il était sur le point de quitter Mr le Comte Poniatowski avec lequel il s'était brouillé. Il penchait aussi à revenir en France. Du Bourblanc était toujours dans la famille de sa femme, tirant le diable par la queue. Son sort était assez triste. Je ne sais s'il reviendra en France.
J'ai vu Félix Czacski à Léopol. Il a passé prés d'un an à Varsovie. Son séjour dans cette ville lui a fait le plus grand bien, au point qu'on ne parlait plus que de lui ; il est devenu beau cavalier, et était un des agréables de Léopol. Je crois que si le papa lui fournissait quelques ducats de plus, il lui ferait grand plaisir.
Si vous savez l'adresse de Silhac, vous me ferez plaisir de me la donner. Adieu, aimez moi toujours
Votre sincère ami
Troquindy
Avignon 3 Thermidor an XII (22 juillet 1804).
Mesdemoiselles et très chères cousines,
Certain que vous aurez beaucoup moins de plaisir à lire mes lettres que ce que j'en trouve à vous les écrire, je commence celle-ci par vous prier encore de m’accorder votre indulgence ; j'ai grand besoin que vous en ayez un fond inépuisable. Ne croyez pas que ce soit par fausse modestie que je vous parle ainsi, il n'est personne à qui je désire si vivement de plaire qu'à vous, et j'ai tant d'envie de vous rendre ma correspondance agréable que j'ai toujours peur de ne pouvoir y réussir.
Mais plus j'ai de la prétention à bien faire, moins j'en viens à bout. En relisant les cinq lignes ci-dessus, je m'apperçois que mon style n'a pas le sens commun, car il est tout hérissé de "que" et de "qui". Si j'écoutais mon amour-propre, je recommencerais ma lettre pour la corriger. Je veux néammoins laisser exister ces fautes, j'aime mieux ne pas vous cacher mon incapacité et me montrer tel que je suis. Puisse ma franchise me faire excuser.
Je tâcherai pourtant d'etre plus correct. En ne cherchant pas à polir mes phrases, je les rendrai peut-être plus intelligibles. Voyons si j'y parviendrai.
Je vais vous faire part de quelques-uns des travers de mon esprit. Auparavant, je dois vous dire que tous les jours en me levant ma première pensée se tourne du côté de Marseille ; et je n'oublie pas de confier aux zéphirs deux poutous [baisers] pour chacune de vous et un pour la chère maman. Mais venons à l'idée folle qui m'est passée par la tête. Ce matin donc, comme je n'avais pas d'occupation, j'ai resté dans ma chambre et je me suis mis à faire des réflexions à perte de vue. Ma raison approuvait le résultat de ces réflexions ; mais mon amour-propre en souffrait. Pour les mettre d'accord, j'ai imaginé de chercher le moyen de pouvoir me juger sans prévention. Voici celui que j'ai trouvé.
Vous auriez ri de me voir devant mon miroir, m'examinant avec l'attention la plus scrupuleuse. (Il est parfois bizarre le cousin Agricol et souvent il rêve tout éveillé). Je m'étais séparé en deux Moi. L'un était le Moi contemplateur, l'autre était le Moi contemplé. Le rôle de celui-ci était un peu automate. Le rôle du premier était celui d'un juge sévère disposé à ne faire grâce de rien.
"Marchez, disait le Moi contemplateur, tournez vous à droite, à gauche”. Et le Moi contemplé marchait, se tournait. "Voilà une tournure bien mesquine" disait le premier Moi. "Oui, répondait le second, cependant il y a bien des gens qui voudraient l'avoir ainsi." - "Cela peut être, répliquait le moi contemplateur, mais à coup sur ces gens-là n'ont pas le moindre goût".
De la tournure, on a passé à la figure. Le méchant Moi contemplateur a tout critiqué ; il n'a pas été plus satisfait quand il a été question de l'esprit. Enfin le Moi contemplé, poussé dans ses derniers retranchements, a mis en avant son cœur. Il a été impossible de lui en disputer la bonté, et si ma cousine Mariette trouve que ce mérite puisse balancer tous les autres, je suis persuadé que malgré l'amour-propre de l'un et la sévérité de l'autre, les deux Moi se réuniront et ne formeront plus qu'un seul Moi qui lui sera attaché tous les jours davantage et qui jurera de la chérir éternellement.
J'abandonne le chapitre de mes réflexions, sur lequel je me promets de revenir une autre fois, pour vous parler d'une lettre que je reçois à l'instant.
Un Monsieur, qui au lieu d'être un peu important comme il le croit, ne réussit qu'à devenir beaucoup importun sans s'en douter, m'écrit qu'il est allé prendre chez vous des renseignements qu'il m'avait demandé lorsque j'étais à Marseille, et sur lesquels je l'avais pleinement satisfait. Il me dit ensuite que croyant n'être pas refusé, il avait pris la liberté, en sa qualité de Peintre-Amateur, de s'offrir à vous montrer son talent. Pour peu que vous fussiez entré dans ses vœux, il aurait peint toute la maison, les maîtres, les domestiques et même les chiens et les chats. Lorsque je vous aurai instruites du caractère de cet original qui a mérité par ses originalités le titre d'Originalissime de tous les originaux passés, présens et à venir, vous ne serez plus surprises de la proposition qu'il a osé vous faire. Ce Monsieur se croyant les talens les plus sublimes, a l'imagination barbouillée de peinture. Il est véritablement possédé du démon de la Picturo-manie, et c'est en effet le plus grand picturomane de l'Univers : il peint tous les genres, l'Histoire comme le Portrait et celà de toutes les manières : à l'huile, à la détrempe, à fresque, à l'encaustique, à la plume, au crayon, au pastel etc... De plus, il dessine et grave au burin. Enfin ce grand homme est un gouffre où s'engloutissent tous les arts. Malheureusement, il ne trouve point d'admirateurs. Il y a quatre ans que je le connais, et depuis lors il m'honore du titre de son ami, dont je ne me soucie pas du tout. Je vais vous raconter de quelle manière je fis sa connaissance. Ce Monsieur, me sachant possesseur d'un ouvrage rare sur la miniature, vint sans cérémonie me prier tout bonnement de lui en faire cadeau et d'accepter en retour quelque chose qui put me faire plaisir. Sa franchise me plut, je consentis à ce qu’il désirait et de suite il me mena chez lui. Je fus étonné de voir une maison tapissée de tableaux de différentes sortes, le vestibule, l'escalier, les salles, les salions, les chambres et jusques au grenier tout de bas en haut était plein de chefs d'œuvres du maître du logis. Il me força le poing sur la gorge de trouver tout beau, superbe, admirable, magnifique et il me dictait lui-même les éloges qu'il voulait recevoir. J'aurais de bon cœur envoyé le Peintre et sa Peinture au Diable, mais je fus contenu par la vue d'un grand sabre et par l'habit militaire dont mon homme était décoré. J'ai depuis reconnu la vérité du proverbe : "l'habit ne fait pas le soldat". Monsieur le Peintre-Amateur est d'une humeur tout-à-fait pacifique et je regrette de n'être pas en ce moment à Marseille pour lui jouer quelque farce en votre présence. Comme je présume qu'il ne se contentera pas de vous rendre une seule visite, Si ses importunités vous déplaisent et que vous ne vouliez pas vous amuser de son originalité, vous pouvez sans façon lui fermer la porte au nez. Le quidam est accoutumé aux mauvaises manières, il en a tant reçu qu'il y est accoutumé et une de plus ne l'étonnera pas.
Madame votre maman apprendra sûrement avec plaisir des nouvelles de son cher petit Mari. Un Monsieur que je viens de voir l'a laissé bien portant à Tarascon, ainsi elle peut être tranquille sur sa santé. Je serais flatté que la maman voulut bien se souvenir quelques fois de moi, mais elle est assez méchante pour ne pas s'en soucier. Je lui demande bien pardon de la soupçonner d'une pareille chose, et en cas que je me trompe, je suis prêt à lui faire toutes les réparations qu'elle voudra exiger.
Adieu, mes chères cousines, j'ai pour vous tous les sentimens que je désirerais vous trouver pour moi. Veuillez me croire, avec autant de respect que d'attachement
Mes très chères cousines
Votre affectionné et dévoué serviteur et cousin
Agricol Richard
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