Par Jean Escande
De tout temps notre région a eu des relations privilégiées avec les colonies, soit par la vente de produits locaux comme la draperie sous l'Ancien Régime ou les coiffures militaires (fez, chéchias) sous la 3° République. Il faut ajouter les régiments qui stationnent à Castres au XIXe s. et qui comme le 12e chasseurs à cheval, le 5e hussards, envoient régulièrement des contingents en Algérie. A la fin du siècle, le 2e Génie de Montpellier y enverra ses sapeurs, et on peut dire que depuis 1830 jusqu'en 1962, il n'y a pratiquement pas eu de famille castraise, labruguiéroise ou mazamétaine qui n'ait un ou plusieurs de ses membres dans quelques-uns de ces pays lointains, d'Afrique ou d'Orient.
La correspondance de la famille Alayrac puis Augier, entre 1889 et 1905 contient un certain nombre de ces lettres si intéressantes pour la mentalité d'alors. Numa Alayrac possède à Burlats une filature de laines cardées. Il est aussi maire de sa commune. Son gendre, Edmond Augier, a épousé Maria et travaille avec son beau-père. Le jeune ménage Augier habite 24 Esplanade du Mail et a depuis 1894 un petit garçon, Paul. Ils auront en 1902 une fille : Jeanne, qui sera Mme Jean Lasbordes, et amie de Denise Aimé-Azam, l'historienne de Géricault.
Quant aux Augier ils possèdent, 3 rue de la Gare, une entreprise de Camionnage et Factage, "Correspondance des Chemins de Fer du Midi". Ces familles marquantes castraises ont des amis dans plusieurs colonies, tel cet A. Rives qui s'alarme, de Bouroukou le 12 Mars 1889. La lettre, à en-tête du Ministère de la Marine et des Colonies, Soudan français, Chemin de Fer de Kayes à Bafoulabé, est adressée à Numa Alayrac et à sa femme Rosalie : A. Rives et sa femme Marie, sans trop s'inquiéter du sort de leurs enfants laissés à Castres à la garde du Bon Dieu, sont allés batifoler. "Nous avons appris au mois de Février 1889 que la délégation souscrite en faveur de mon père avait cessé de lui être servie, depuis la cession de notre service aux militaires au mois de septembre 1888. J'en ai souscrit une nouvelle qui sera payée à Victor Rives au mois d'Avril seulement. Nous ignorons si mon père ou notre oncle ont eu les moyens de faire les avances nécessaires aux enfants"... et ce n'est pas à eux que les parents insouciants s'adressent, mais à leurs bons amis Alayrac... "Ici nous manipulons peu d'argent, nous sommes réglés seulement à notre retour en France, et puis nous ne pouvons ni recevoir ni expédier aucune finance à l'extérieur. Le trafic du pays se fait au moyen d'échanges en nature. Rendez nous le service de faire prendre des renseignements auprès de Louise Siguier rue Anne-Veaute, si elle n'était pas réglée de sa pension pour notre petit Raoul, lui faire quelques avances de fonds, nous vous les rembourserons en Août ou Septembre prochain lorsque nous viendrons à Castres".
Au Soudan, A. et sa femme s'amusent comme des gamins. "Marie et moi nous portons comme des charmes malgré une chaleur atroce et quelques épidémies qui nous déciment. Nous vivons généralement dans la brousse sous des huttes en paille, avec du gibier que nous prenons facilement et des conserves qui nous viennent de France. Nous sommes habitués à cette existence vagabonde, indépendante, nous ne savons plus vivre au milieu du monde ; mais les enfants sont un obstacle sérieux à notre bonheur. Cependant, nous ne pouvons pas les sacrifier à notre position un peu lucrative quoique bien dispendieuse ; nous craignons seulement que les vilains climats où nous vivons pour leur assurer un petit avenir ne leur suppriment un jour tout d'un coup leurs affections et leur suprême ressource et les fasse reléguer à jamais dans un obscur orphelinat ! Aussi nous sommes bien attristés pour le moindre ennui qui leur arrive. Tu nous pardonneras de te distraire un moment de tes occupations sérieuses ; nous savons d'avance que tu nous rendras le service demandé. Ayez l'obligeance de ne pas en parler à Victor. Nous avons par lui de vos nouvelles souvent, nous avons appris ainsi que vous étiez grands-parents ! Nos félicitations à tous ! Nous vous suivons péniblement dans ce chemin, mais non dans celui de la fortune. Henri IV sur le trône de France continuait à commercer d'amitié avec ses vieux amis d'enfance restés gueux ! II déclarait même que c'étaient ses meilleurs ! Je souhaite que dans cette hypothèse vous nous considériez comme ces derniers. Nous avons bien goûté un peu, sinon à la fortune, du moins aux grandeurs relatives pendant les cinq mois que je viens de passer comme chef de service P.I. des travaux du Soudan Français. Grâce à ce stage assez heureux qui m'a fait donner des ordres à quelques employés de beaucoup supérieurs à mes connaissances et à mes mérites, j'ai été maintenu dans mon service, composé aujourd'hui exclusivement d'officiers du Génie Maritime, et j'avoue me sentir bien mieux à l'aise dans mon rôle de serviteur que dans celui de maître.
Tu es le seul, mon cher Numa, de notre ancienne bande joyeuse de pierrots, qui ais su devenir un aigle sans rien changer à ton tempérament, c'est pourquoi je t'indique aujourd'hui ainsi qu'à ta chère compagne le nid de mes enfants comme je le faisais il y a trente ans pour les petits nids d'oiseaux, persuadé qu'ils obtiendront ainsi sûrement la becquée qui peut-être leur manque ! "
Toutes les lettres n'ont pas ce style primesautier. Voici celles d'un médecin de la Marine qui a l'air d'avoir eu des déboires, peut-être sentimentaux, à Castres. En tout cas, malgré son écriture distinguée, cet homme, pourtant jeune, est un dépressif. Les colonies ne l'attirent pas du tout : il va pourtant y passer une partie notable de sa vie.
De Rennes, le 29 Septembre 1894, le docteur Legendre écrit à son ami Edmond Augier : "Je suis désigné pour faire le service des transports du Tonquin et embarque sur le Vinh-Long qui quitte Toulon le 10 Octobre. Régulièrement je dois faire trois voyages aller et retour au Tonkin, soit 14 à 15 mois d'embarquements après lesquels j'obtiendrai je l'espère, un congé et serai envoyé faire du service au port de Toulon. Mais on n'est jamais sûr de rien et les événements pourraient bien nous réserver des surprises. Vous savez que l'on parle fort de l'expédition de Madagascar. Or nous devons aller prendre de la Légion Etrangère à Oran. Rien ne dit qu'au lieu d'aller au Tonquin on ne nous envoie cette fois-ci à Madagascar. Pour moi cela m'est égal, si je ne vais pas au Tonquin cette fois-ci, ce sera pour le prochain voyage. J'avais demandé cet embarquement et suis très content de l'avoir obtenu. Au moins je vais remuer, marcher, me déplacer, il me faut une vie active pour m'étourdir et faire diversion aux tristes pensées. L'agitation du présent masquera les incertitudes de l'avenir en contribuant à faire oublier les amertumes du passé. Agir pour ne plus penser, telle est la formule dont je veux désormais faire la règle de ma vie. Plus de projets, plus de rêves, plus d'illusions mais l'existence plate, bête et monotone du jour le jour. C'est triste évidemment d'en arriver à se sevrer ainsi d'idéal, de faire taire les plus doux sentiments du cœur, les plus nobles aspirations de l'âme mais c'est le seul moyen d'échapper aux déceptions, aux rancœurs, inévitables conséquences des espoirs déçus, des rêves avortés, de la certitude toujours renouvelée du bonheur impossible. On est parait-il assez bien comme confort à bord de ces navires, et puis, chose inappréciable pour moi, j'aurai une chambre pour moi seul, où je serai chez moi, seul avec moi-même quand cela me plaira. Nous sommes trois médecins, si nous savons nous entendre, nous pourrons nous créer une charmante intimité à trois qui nous permettrait en quelque sorte de nous suffire à nous-mêmes. Mais voilà assez longtemps que je parle de ma maigre personnalité. Comment allez-vous tous à Castres et à Burlats mon cher Edmond ?"
Le docteur Legendre a de la famille à Cette qu'il va passer voir avant d'aller à Toulon. "Quant à vous tous mon cher Edmond quand vous reverrai-je ? Hélas ! Qui le sait ? Je vous prie d'embrasser pour moi votre charmante femme, vos bons parents et le petit Paul. Mille choses de ma part à Madame Gabrielle, à la petite Reine et à Monsieur et Madame Alayrac, quant à vous mon cher Edmond je vous embrasse de tout cœur"...
Justement parlons-en, de Madame Gabrielle et de la petite Reine. Gabrielle Alayrac est la sœur de Maria Augier. Elle a fait un très mauvais mariage : de Burlats, le 19 Avril 1891 elle a envoyé par télégramme dont elle garde le double à son mari Auguste Molinié à Castres les lignes que voici : "Tes procédés à mon égard sont de plus en plus inconvenants. Ma santé et celle de Reine ne nous permet pas d'aller au Tonkin, et je n'ai rien à ajouter à ce que je t'ai écrit à Marseille. Je me demande quels sont les motifs qui ont pu t'autoriser à nous abandonner voilà déjà cinq mois. Je te salue
Gabrielle".
Ce mari plus ou moins inconscient a-t-il lui aussi disparu au Tonkin pour cinq ans ? Toujours est-il qu'à Castres, le 5 Mars 1896 il écrit à sa belle-sœur Maria :
"C'est pour vous que j'écris ces quelques lignes, elles sont confidentielles et je prie de les déchirer après lecture.
J'ai été tellement outré hier soir à la réception de la lettre de Gabrielle que je ne sais plus au juste ce que je lui ai répondu.
Vous connaissant beaucoup plus réfléchie qu'elle, je n'ai pas craint de m'adresser à vous pour connaitre les causes de son emportement subit.
Quelle mouche l'a donc piquée ? Grands Dieux !
J'étais si heureux d'aller prendre des nouvelles de Reine, que j'étais bien loin de supposer que ma visite put porter le moindre ombrage à sa mère. Il lui était si facile de ne pas me recevoir. Pourquoi m'a-t-elle laissé passer trois heures chez elle sans manifester le moindre mécontentement ?
Autant de points d'interrogation que je me pose, ma chère Maria, et je vous avoue en toute franchise que cette raideur et cette indifférence décontenanceraient les caractères les mieux doués.
J'ai essayé lors de l'entrevue que j'ai eue avec Gabrielle de lui faire comprendre qu'il serait bien plus sage de reprendre la vie commune, cela dans l'intérêt de la petite.
Je lui ai fait ressortir que nous avions tout ce qu'il nous fallait pour faire un ménage heureux. Je lui ai déclaré que si elle s'était trouvée malheureuse les premières années de notre mariage, ce n'était pas volontairement et dans l'intention de lui être désagréable que je le faisais.
Je n'ai peut-être pas été très expansif, on est toujours à temps de se corriger en apprenant à se connaître et avec quelques concessions réciproques il serait bien facile de s'entendre.
La langue des gens malintentionnés me fait beaucoup plus de peur que tout autre chose. Gabrielle peut me les adresser, j'ai toujours fait ce que je devais faire, je ne crains aucune confrontation et je serais bien aise de pouvoir réduite à néant toutes les insanités débitées sur mon compte.
L'existence que nous menons, Gabrielle et moi, n'est plus supportable. Au point de vue matériel, nous ne souffrirons jamais ni l'un ni l'autre mais en voyant la vie sous son vrai jour il serait bien préférable de jouir un peu de cette vie de famille que nous avons l'air de dédaigner si bénévolement, "une chaumière et un cœur" disait un poète.
En attendant, nos bonnes années passent cruellement tous les deux sans le dire et quand la vi pour nous, nous nous apercevrons que nous avons fait voudrons réparer le mal, il sera trop tard.
Je me sens capable d'aimer beaucoup et de rendre une femme heureuse. Que Gabrielle ait un bon mouvement et tout s’arrangera.
Mais par grâce qu'elle ne m'écrive pas par "Monsieur Aug. molinié" et se terminant sans une formule de politesse ou d'amitié.
Pardonnez moi cette lettre un peu longue, il me semble que je me suis déchargé d'un poids que j'avais sur le cœur en vous la confiant.
Envoyez moi je vous prie un mot de réconfort aujourd'hui, pour que je ne sois pas obligé de raccourcir mon voyage en France et en arriver à être de nouveau désagréable à Gabrielle. Croyez ma chère Maria que ce serait bien à contre cœur et malgré moi que je le ferais.
Je vous embrasse bien fort.
Votre beau-frère bien attaché
A. Molinié.
Apparemment la réconciliation n'eût jamais lieu, car dans une correspondance postérieure, une amie se félicite que Gabrielle "ait gagné son procès" certainement de séparation.
En Novembre 1899, le docteur Legendre, dont on ne sait s'il est parvenu au Tonkin, se trouve à Fianarantsoa : "Je vous écris du poste où je me trouve depuis bientôt un an. C'est un des principaux centres de Madagascar, capitale du Betsileo, la province peut-être la plus riche de l'île, ce qui ne veut pas dire qu'elle le soit beaucoup. Le climat tempéré est relativement salubre, ce qui n'empêche pas d'ailleurs d'avoir assez souvent la fièvre. Je suis médecin de l'infirmerie-ambulance et ai énormément de travail, tant par le nombre des malades que j'ai à traiter que par suite des nombreuses paperasses de toutes sortes et de la comptabilité qu'entraîne le fonctionnement de ladite ambulance. Heureusement que je dois être relevé prochainement et vais pouvoir être envoyé dans une infirmerie de garnison où je ferai mon métier de médecin de tirailleurs et pourrai aller en colonne, tandis qu'ici où j'exerce le métier de médecin colonial, étant isolé de mes chefs directs et ne pouvant prendre part à aucune opération militaire, je ne serai, en dépit du travail énorme qui m'incombe, jamais proposé pour rien. Ici je suis moi, médecin de marine, directement sous les ordres du Directeur du Service de Santé, qui lui est médecin des Colonies. Cette situation fausse ne me laisse aucune espérance d'être proposé pour la croix, mon principal objectif, je dirai mène mon seul. Triste pays, mon cher Edmond, que Madagascar. Ce n'est pas encore là le pays des rêves et nous avons encore fait là une triste spéculation."
Le docteur Legendre est bien désillusionné des colonie.s Il envie son ami Edmond Augier, resté à Castres esplanade du Mail.
"Vous menez toujours cette existence familiale, calme et paisible. Ah ! Vous avez bien pris le bon côté de la vie. Quelle chimère que la vie errante, sans foyer, sans famille, sans aucune issue que je mène ! Pour moi je suis assez souvent souffrant, ayant la fièvre et mal au foie. J'ai encore 13 mois à faire et voudrais bien les accomplir ; en tout cas, comme je vais avoir bientôt un an de séjour, j'ai du moins cette consolation que s'il me fallait rentrer en France pour raison de santé, je ne me trouverais pas en interrompu. Je commence à avoir assez de cette vie de bohème sans fin ni trêve et cependant, hélas ! J’ai bien peur de n'en voir jamais la fin ! Toutes mes illusions sont bien tombées. Ma destinée est de toujours marcher, toujours partir jusqu'à ce que ma pauvre carcasse fourbue se disloque, enfin ! N’importe où, un peu plus tôt, un peu plus tard, l'échéance n'en est pas moins fatale ! Je suis devenu plus philosophe en vieillissant, mais c'est égal, ce n'est pas gai comme perspective. Enfin, mon cher Edmond, si je tire encore ma peau de cette aventure, j'espère avoir le plaisir de vous rendre une petite visite et de profiter de la charmante hospitalité que vous m'avez si souvent offerte. "
Le médecin de marine se plaint lui aussi de calomnies : "Vous n'avez pas été sans entendre parler de bien des choses et Dieu sait quelles choses on a pu dire de moi ". Il a écrit à Hélène l'an dernier à pareille époque et n'a jamais reçu de réponse, il va renouveler sa tentative mais "si elle reste sans réponse, c'est que là encore la calomnie aura fait son œuvre. J'en serai bien attristé car j'aimais beaucoup Hélène je la considérais comme un noble cœur et une belle âme, et il m'en coûterait de déchoir à ses yeux".
Qui est Hélène ? Une personne proche de la famille Alayrac dont on lira une lettre plus loin, et qui a effectivement un style direct et primesautier.
Deux ans passent encore : M. Legendre est médecin major au 2° Régiment d'infanterie Coloniale, à Brest. Le 30 Décembre 1901 : "Je me trouve par hasard en France pour le jour de l'An, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps ; voilà donc encore une année finie, encore un pas de fait vers l'inconnu, le mystère de la fin, je commence à sentir que je vieillis terriblement, dans deux mois je vais avoir trente-huit ans" (il est donc né en 1864) "et j'attends toujours la moindre faveur du destin j'ai d'ailleurs fait depuis longtemps mon deuil de tout espoir de bonheur, je vis comme un automate, comme une simple machine, par la seule force des éléments physiques. " Ce docteur n'est pas très remontant, il devrait savoir que le bonheur c'est à l'intérieur qu'on l'a, sans attendre d'hypothétiques faveurs du destin. "Vous mon cher Edmond, heureusement vous êtes jeune et l'écoulement des années ne vous fait pas encore faire de retour sur vous-même ; le passé est si près du présent que vous n'avez pas sujet de vous alarmer encore... J'ai opté pour l'armée coloniale, je fais encore partie de la marine, mais pas pour longtemps, je suis actuellement au 2° régiment d'infanterie coloniale à Brest, je ne sais pas encore quand je repartirai aux colonies, cela m'est égal d'ailleurs, tout m'étant indifférent. Avez-vous du beau temps dans le Midi ? Ici nous ne sortons pas de la pluie et du vent, c'est d'ailleurs l'état presque habituel du climat breton. J'espère que vous êtes toujours content de la vie de famille que vous menez, au moins vous avez un but, le vrai." Le petit Paul, qu'il n'a pas vu depuis sept ans, "doit être fort s'il a tenu les promesses qu'il donnait à son arrivée dans ce monde".
Le 23 Novembre 1904 le médecin est à Fort-Dauphin. "Comme vous le voyez je suis encore à Madagascar où j'ai demandé à prolonger mon séjour d'un an ; actuellement j'ai quitté Tananarive et suis dans l'extrême-sud de l'île où je suis médecin chef de l'ambulance de Fort-Dauphin ; c'est un petit port très tranquille, le climat y est bon, j'y mène une vie calme et tranquille, sans tribulations, attendant patiemment de passer au grade supérieur, je ne sais encore quand je rentrerai en France, aucun intérêt ne m'y rappelant. Je resterai probablement encore quelque temps à Madagascar si ma santé me le permet, et bien qu'étant assez anémié, je crois pouvoir encore étaler quelque temps ; quand on a un bon poste, chose assez rare, il faut en profiter." Il espère que les affaires d'Edmond (l'usine de Burlats) marcheront mieux qu'en 1903. « Si je me le rappelle bien, elles ne vous donnèrent pas toute satisfaction, par suite de la crise commerciale et industrielle existant alors... Que de changements depuis que nous ne nous sommes pas vus ! Votre fils qui venait de naître a maintenant plus de dix ans et vous avez une fillette que je ne connais pas, comme tout cela nous vieillit, c'est triste de vieillir quand on n'a pas pu se créer un foyer pour ses vieux jours. Votre petite Jeanne est, j'espère, complètement remise de sa gastro-entérite et votre père de la crise qu'il avait eue ; ainsi que votre femme dont la santé vous inquiétait alors''...
Un 26 Novembre non daté, mais probablement de 1905, le docteur Legendre écrit de Tananarive : il est sur le point de rentrer en France où il compte arriver dans le courant de Mars 1906. "Je viens à la suite de colonnes et de fatigues nombreuses d'attraper une grave maladie où j'ai failli laisser ma peau, et il s'en est peu fallu que Madagascar ne devienne mon tombeau... Ce qui me console un peu de mes déboires, c'est que je suis proposé pour la croix, malheureusement j'ai déjà eu tant de déceptions à cet égard que je n'ose guère y compter".
Voici terminée la triste épopée du docteur Legendre, qui a quand même duré une douzaine d'années. Tout autre est le ton de Sœur Maria de Perse, qui écrit d'Ourmiah, Maison de la Providence, à sa bien chère petite Maria, le 6 Août 1899 : "Enfin j'ai un petit moment de libre et je viens le passer avec vous, je n'ai pas oublié la promesse que je vous ai faite et il me tardait de la tenir, mais jusqu'à ce jour le temps m'a fait défaut... Je vais te raconter un peu mon voyage. Dabord en quittant Castres je me rendis à Paris où je passais un mois entier, je fis la retraite, j'eus le bonheur de vénérer la Sainte Couronne d'épines, un clou qui a percé et cloué la main de notre Divin Sauveur puis j'ai beaucoup prié dans la bénite chapelle où notre Immaculée Mère s'est montrée, partout j'ai pensé à toi, j'ai bien demandé à notre si bonne mère de te rendre ta foi de 10 et 11 ans, la foi de ta première communion ; cet heureux jour tu ne l'as pas oublié n'est-ce pas ?
J'ai quitté la France le 4 Mai avec une nouvelle compagne qui est des environs d'Angers mais qui était à Toursainte avec une de tes anciennes compagnes d'école, Emilie Favre. Notre voyage n'a pas eu d'accident grâce à Dieu et aux bonnes prières qu'on faisait pour nous ; nous eûmes seulement quelques jours de retard à Constantinople parce que nos amis les Russes firent quelques difficultés pour viser nos passeports. Enfin le 22 Mai nous nous rembarquions sur la Mer Noire qui fut très bonne. Après cinq jours de traversée nous débarquions à Batoun. Là nous prenions le chemin de fer jusqu'à Tiflis et nous restions deux jours pour voir plusieurs de nos orphelines persanes qui ont suivi leurs maris jusque-là pour ne pas mourir de faim par ici ; là encore nous fîmes nos petites provisions pour le reste du voyage. En quittant Tiflis nous avons eu encore trois heures de chemin de fer, à Arestafa nous nous installons dans les diligences qui nous mènent jusqu'à Djoulfa, frontière de la Perse. Sur notre passage nous rencontrons plusieurs grandes villes telles que Dilidjan, Erivan, Nartchouan, cette dernière est dit-on la ville que bâtit Noé en sortant de l'arche et descendant du Mont Arara. Cette montagne est toujours couverte de neige. Pendant trois jours nous l'avons contournée au beau soleil de Juin, elle était éblouissante. Après quatre jours et deux nuits de marche en voiture nous arrivons à l'Arax, un des quatre fleuves du Paradis Terrestre, il sépare la Russie de la Perse, là adieu les voitures... Nous montons de mauvais chevaux. Le premier jour on est content du changement, mais les suivants on est bien brisés sur ces mauvaises montures. Nos deux jeunes sœurs font cependant bonne contenance sur leurs bidets ; en Perse pas moyen de voyager la nuit, pas de routes tracées, il faut escalader des montagnes par des sentiers de chèvres, les redescendre de même et traverser des torrents au gué. Après trois jours de ce système nous arrivons à Khosrova. Ayant passé dix ans dans cette maison je n'y suis pas inconnue. J'y restai trois jours pour nous reposer. Là je trouvais deux de mes compagnes d'Ourmiah qui étaient venues à notre rencontre. Ensemble nous remontons sur nos bidets et le lendemain nous arrivons à Ourmiah. La joie de se revoir était grande de part et d'autre, nos orphelines, les élèves des écoles la témoignaient un peu bruyamment à la mode persane. Pour moi j'étais heureuse d' en avoir fini avec ce long et difficile voyage.
Je t'ai donné tous ces détails ma bien chère Maria pour te distraire d'abord, mais aussi pour que si jamais l'envie de venir en Perse te prenait, tu saches un peu à quoi t'en tenir.
Depuis mon retour j'ai reçu beaucoup de visites, les moins pauvres ne viennent pas les mains vides, des fruits, du beurre, du lait, même des petits pains de sucre, nos sœurs en comptent jusqu'à trente, tu vois que nos pauvres Chaldéens ne sont pas ingrats, il est vrai qu'il faudra le reconnaître, car la plus part sont pauvres, mais leu reconnaissance fait plaisir.
Quel temps avez-vous à Castres ? Ici nous avons une chaleur étouffante, l'eau manque et les vignes sèchent avant la maturité du raisin parce qu'on ne peut les arroser, le blé est beau et abondant dans la plaine d'Ourmiah, mais parce qu'il a manqué dans les autres parties de la Perse il sera encore très cher.
J'ai eu en arrivant ici des réparations auxquelles je ne m'attendais pas, le toit de notre dortoir à refaire, les poutres étaient entièrement pourries, puis le mur d'enceinte de la cour d'entrée qui était tombé ; en voilà plus qu'il ne faut pour épuiser les quelques secours que j'avais ramassés.
Je m'aperçois que j'ai été bien bavarde, c'est que je ne m'ennuie pas de causer avec ma chère petite Maria, excuse mon griffonnage, avec toi je ne me gêne pas, mais ne montre pas ma lettre"....
Tout le monde n'est pas aussi content de s'expatrier que Sœur Maria de Perse. Madame Hélène, que regrettait le docteur Legendre, n'est pourtant pas allée bien loin : à Lézignan, de l'autre côté de la Montagne Noire. "Il parait que la famille Fabre quitte Castres pour se fixer à Béziers, est-ce vrai ?" écrit-elle le 28 Novembre 1899. "S'il en est ainsi vous allez bien manquer à la pauvre Madame Fabre qui se trouvait si bien de votre voisinage. Il est certain qu'elle ne trouvera pas à Béziers l'affabilité, la bonté qu'on rencontre dans nos pays. Les paybassols sont un peu ours, et en disant un peu croyez que je suis modeste. Non, véritablement, il faut avouer que ces pays ne valent pas le nôtre, ils sont absolument déshérités pour bien des choses, et si j'étais pour ma part libre de me faire un choix je n'attendrais pas vingt-quatre heures !
.... Ma chère Maria, j'ai aussi appris la mort du fils Pech. Ca par exemple c'est trop, cette famille est bien cruellement frappée et je me demande ce que va devenir la pauvre Victorine. Ah ! Qu'ils ont été mal inspirés quand ils ont fui Sémalens, là au moins ils avaient un gîte et là-bas.... qui sait ! Oh ! Je n'ose pas y penser. Ce Paris ! Le grand tombeau de ceux qui souffrent ! Où aller frapper grand Dieu ! Est-ce qu'on vous connait, est-ce qu'on s'occupe de vous ! Le riche quand il a bien dîné oublie souvent que son voisin meurt de faim.
Ah ! Restons chez nous et laissons Paris, cela vaudra mieux."
Cent ans après, la tirade de la cousine Hélène est toujours et même de plus en plus, d'actualité !
*
Enfin une lettre rarissime, sauvée in extremis de la poubelle où finissent pour l'ordinaire les précieuses archives familiales tarnaises. Je m'en voudrais de ne pas la donner, car elle indique le climat où on vivait à l'usine disparue de Burlats. C'est une lettre anonyme, glissée dans la liasse de correspondance de l'année 1898. Le scripteur, qui s'est appliqué, est visiblement d'une extraction beaucoup plus populaire que les personnes que nous venons de lire. Sa lettre, adressée à Numa Alayrac, n'en est pas moins précieuse : On y apprend que les places sont chères à l'usine et que si on veut en avoir une, il faut obligatoirement passer par les désirs des contremaîtres.
« Monsieur le Maire
Je veux vous écrire quelques mots pour vous faire savoir ce qui se passe dans votre usine de Burlats qu'il y a beaucoup de rumeurs à cause de vos employés Rainal et Catala qu'ils ne font pas du tout le droit aux ouvriers et ouvrières ; ils le font rien que à ceux qui leur conviennent à ceux qui leur portent le panier tout garni et à celles qui leurs frisent la moustache car j'ai à vous dire, Monsieur, qu'ils ne valent pas cher. Ils se fâchent qu'on ne les respecte pas assez mais on ne le mérite pas, ils ne se respecte pas eux-mêmes, toutes les filles qui ne veulent pas les écouter ils leur font toutes les misères possibles jusqu'à les mettre à la porte. Vous savez Monsieur que ce n'est pas la première fois qu'on y surpprend Rainal et il ne se dérrange pas pour mettre la charge sur les ouvriers et vous faire entendre ce qu'il lui plait à vous Monsieur, que vous êtes le maître. Ils aveuglent Monsieur Edmond à force de mensonge, enfin en un mot ils font ce qu'ils veulent. Il y a des filles de Lacrouzette et de la Clairié et de Canselbe qui font bien ce qu'elles veulent avec Catala et Rainal. Je vous promet Monsieur qu'ils font bien l'avant-bosse à votre dépend. Je vous prie Monsieur de vouloir bien venir à Burlats et de vous informer de ce qui se passe car si je parle comme ça c'est que je le sais et que je puis le dire que je suis fatigué de voir tout ça sans vous avertir. Je m'en fais un devoir.
Ayez la bonté Monsieur de vouloir bien faire disparaitre tout ça car il y a beaucoup des gens malades et ils se sont promis de leur faire leur conduite. Ayez la bonté Monsieur d'éviter tout ça qui occasionnerait des malheurs et sans tarder, parce que il y a beaucoup des gens qui n'ont rien à manger qui sont désolés.
Recevez Monsieur mes sincères salutations ».
*
« Monsieur Max Lasbordes Château de Burlats Tarn
Pamiers ce mardi 8 Août 1944
Mon cher Max
Excuse moi de técrire dans ces conditions, mais j'ai fait table rase de tout ce qui pouvait me rappeller l'étude. Il était temps que cette surrexitation mentale prit fin. J'ai passé 10 jours avec cinq heures de sommeil par nuit. Pour me soutenir j'ai ingurgité 4 boîtes de Pancrinol, 3 bouteilles de Phosophore et un tube d'Hortedrine. Grâce à ce dopage consciencieux ça n'a pas trop mal marché. J'aurais pu faire beaucoup mieux si j'avais été reposé. Le temps m'a manqué en math où il était facile de tout faire, et en latin où je n'ai pas eu le temps de recopier la dernière phrase. Mon brouillon n'a pas 1 contresens.
Pamiers commence à s'agiter : 5 morts "violentes" dans la semaine, aux environs ; une attaque contre l'usine dont la moitié est immobilisée ; une attaque contre l'école de gendarmerie. Le Mexique doit être un beau pays !! Je te remercie de ton invitation. J'espère ne pas avoir à en abuser.
La Saint Barthélemy est encore faisable. Dois-je te proposer cette excursion ? Notre petite bande n'étant pas encore désorganisée, nous pourions le faire. Réponds moi vite.
Le matin, en me levant, j'ai eu une idée. Oui ! ça arrive, même à moi. J'irai certainement pour quelques jours à Burlats pour vous voir à tous. Mais voici où mon idée est touchée par l'aile du génie. Il fait chaud et il serait infiniment plus agréable de se promener en vélomoteur qu'à bicyclette. J'ai le vélomoteur, et tu peux avoir le laisser-passer en tant que propriétaire exploitant. Moi, je ne m'en sers pas, et il peut t'être très utile à Burlats où je pourrais te le laisser, et là au moins, il ne sera pas réquisitionné.
La situation intérieure a encore subi un rude choc. J'espère tout de même pouvoir palier aux manoeuvres de cette femme impossible... Je te raconterai tout ça.
Il va être l'heure du bain, la plus agréable de la journée.
Tu ne peux pas faire moins que de me répondre très vite. A bientôt donc, le plaisir de te lire.
Mes respectueux hommages à ta mère et à ta grand mère. Amitiés à Miquette
André ».
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