Par Jean Escande
En 1709 un brave homme de lieutenant-colonel de dragons de Louis XIV, se trouvant mal en point dans une chambre de la rue de Seine, à Paris, et comme le laboureur de La Fontaine "sentant sa mort prochaine" fait venir à son chevet une paire de dignes tabellions pour leur dicter par le menu des dernières volontés extrêmement circonstanciées et militairement minutieuses.
Après différents legs à des dragons de son régiment qui lui ont servi de domestiques, notre officier, qui a le sens de la famille décide de laisser une somme considérable - non pas à son frère cadet - car il a deux frères, tous deux comme lui officiers de cavalerie, mais à l'aîné de son frère cadet : nous sommes en France de la Royauté et du droit d'aînesse. Si par malchance le cadet - qui en 1709 n'est pas marié n'a pas de fils, la fortune passera sur la tête du fils aîné du dernier des trois frères, et, à son défaut, sur ses cousins Marié La Condamine, deux "enfants mâles" dont il ne sait pas le nom : probablement notre homme est resté longtemps à guerroyer et a perdu sa famille de vue, mais il tient, manifestement, à perpétuer honorablement le nom de Marié. Car tous ces gens ont Marié pour patronyme et sont originaires du village de Mens, en Dauphiné, dans l'actuelle Isère. Pour se distinguer les uns des autres, ils font suivre leur patronyme passepartout d'un nom de terre décoratif : Marié des Hières, Marié de Bonneval, Marié La Condamine etc..
Puis le lieutenant-colonel Marié du Périer, satisfait d'avoir mis ses affaires en ordre, meurt tranquillement. Son nom, croit- il, n'est pas près de se perdre, et sa fortune servira à faire faire carrière à quelque vaillant officier de son sang qui servira les rois Louis dont la suite, puisqu'on n'en est qu'au numéro XIV, se perpétuera elle aussi encore pendant plusieurs siècles. Les pronostics du lieutenant-colonel furent mis en défaut dès bien avant la fin du siècle, comme on verra par la suite de cette histoire, mais il faut d'abord donner un aperçu généalogique de la famille Marié à l'époque, puis le testament lui-même, si on veut y comprendre quelque chose.
André Marié et Françoise de Luya, sa femme, ont eu, entre autres enfants, trois fils : César Marié, dit du Périer, lieutenant-colonel du régiment des Dragons de Pourières, le testateur, qui mourut célibataire.
Gabriel Marié, dit des Hières, capitaine de cavalerie au régiment de Villeroy, qui épousa Marie Justine d'Agout de Montmaur, dont suite.
Enfin Gaspard Marié, dit des Apréaux, aussi marié et capitaine au régiment de Dragons de Sommeny.
Du Périer mort, le 3 Juillet 1712 son frère Des Hières épouse Marie-Justine d'Agout de Montmaur et en a sept enfants, deux garçons et cinq filles :
a/ Charles Laurent Marié, dit de Bonneval, capitaine au régiment Royal des Vaisseaux.
b/ Pierre Hector François Marié, dit des Hières comme son père, aussi capitaine au même régiment, ce qui est courant sous la Royauté,
c/ Françoise, pour qui nous n'avons pas d'autres indications.
d/ Dorothée, née le 18 Juillet 1718, décédée le 8 Octobre 1741.
e/ Blanche-Henriette, née le 25 Novembre 1724, décédée le 29 novembre 1729.
f/ Louise-Marguerite, née le 11 Mai 1723.
g/ Blanche-Justine-Charlotte, née le 15 Août 1729, baptisée le 20 Février 1730.
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Testament.
Le 23 Mai 1709 Cézard Marié Du Périer, lieutenant-colonel du régiment de Dragons de Pourières, chevalier de l'Ordre Militaire de Saint Louis, seigneur en partie de Mens en Dauphiné, étant de présent à Paris logé rue de Seine, quartier Saint Germain, en la maison du sieur Gavier, maître perruquier, détenu au lit malade de corps en une chambre au second étage ayant vue sur la cour, toutes fois sein d'esprit, mémoire et entendement comme il est apparu aux notaires sousignés par ses paroles et entretien, dans la vue de la mort a fait, dicté et énoncé audits notaires son testament ainsi qu'il suit
premièrement a recommandé son âme à Dieu, le suppliant de luy pardonner ses péchés et offenses, donne et lègue à demoiselle Théréze Marié sa soeur, femme du sieur Vulson demeurant au lieu de Mens la somme de 800 livres une fois payée
item donne et lègue à Abram Arthaud lieutenant de dragons audit régiment de Pourière pareille somme de 800 livres le tout une fois payée dans les deux années qui suivront son décès avec interest au denier vingt jusques au payement de lad. somme
item donne et lègue aux deux enfans mâles du sieur Alexandre Marié Lacondamine son oncle, desquels il ne sçait les noms de baptême, à chacun la somme de 1.200 livres payables lorsqu’ils auront atteint l'âge de 25 ans, pour employer à la vocation à laquelle ils seront propres, et veut que les interests desd. sommes soient payés à raison du denier vingt du jour de son décès aud. sieur Lacondamine leur père jusques à ce que lesd. enfans ayent atteint l'âge de 25 ans et qu'ils soient continués aud. enfans jusqua ce que le capital leur soit payé, voulant qu'au cas que l'un desd. enfants mâles vint à mourir avant ledit âge de 25, que le survivant ait la somme entière de 2.400 livres, et en cas qu'ils vinrent tous les deux à mourir avant leur âge de 25 ans, veut que lad. somme de 2.400 livres soit distribuée aux autres enfants dud. sieur de la Condamine savant le choix dud. sieur leur père s'il est encore vivant. Cependant que leur dit père jouisse pendant sa vie des interests de ladite somme.
Item donne et lègue au sieur de la Colombière Vulson son cousin issu de germain et à demoiselle Françoise Masseron sa femme chacun la somme de 1.200 livres une fois payée aussy dans deux ans du jour de son décès avec l'interest au denier vingt, voulant que le survivant d'eux jouisse de ce legs montant à 2.400 livres, et qu'il dispose de la somme en faveur de tels leur enfans qu'il voudra élire
Item donne et lègue au sieur de la Croze Marié son cousin germain la somme de 75 livres de pension viagère
Item donne et lègue au sieur Jean Marié du Bouchet, frère dudit sieur testateur pareille somme de 75 livres de pension viagère lesdites pensions payables par avance de six mois en six mois à compter du jour du décès dudit sieur testateur
Item donne et lègue à Jean Baille son vallet dit du Serre la somme de 75 livres une fois payée y compris les gages qui luy seront dus au jour de son décès, et à François Reisard dit François son autre valet la somme 180 livres une fois payée y compris les gages qui luy seront dus au jour de son décès
Veut et ordonne le sieur testateur qu'il soit pris à perpétuité sur les revenus des biens de Mens par chacun an, la somme de 25 livres, qui sera remise par son héritier et légataire universel au jour et fette de Toussaint entre les mains du procureur des pauvres de lad. paroisse de Mens, pour être par luy distribuée à son choix auxd. pauvres de lad. paroisse en présence du curé d'icelle
Item donne et lègue au nommé Dauphiné, dragon dans sa compagnie, qui a été son valet pendant trois années la somme de 60 livres une fois payée, et au nomé Gonevaut aussi son valet, aussy un louis d'or outre ses gages
Item donne et lègue à messire Alexandre Marié de La Condamine son oncle, tous les arrérages de rentes et pentions dus audit sieur testateur échus jusques au jour de Toussaint de 1708
Item donne et lègue la somme de cinq sols au chacun de ses parents et présomptifs héritiers ; et quant au surplus meubles et immeubles qui se trouveront luy apartenir au jour de son décès, il le donne et lègue sans aucune chose en excepter ni réserver, à Gabriel Marié Deszières son frère, capitaine de cavalerie dans le régiment de Villeroy, qu'il fait et institue son héritier et légataire universel, pour par luy en jouir à la charge que lesdits biens meubles, immeubles et pention que le sieur testateur aura dans la Province de Dauphiné demeureront substitués comme il les substitue aux enfans mâles dudit sieur Gabriel Marié Deshières suivant le choix et élection à l'aîné mâle, et au cas où il décéderoit sans enfant malles, ou sesdits enfants malles sans enfant malle, ledit testateur substitue ses biens meubles et immeubles et pention qu'il a en Dauphiné à Gaspard Marié Desapréaux, son autre frère capitaine de dragons au régiment de Sommery et à ses enfants malles suivant le choix et élection qu'il en fera, et à défaut d'élection à l'aîné malle et où il viendroit à décéder sans enfant malle, ledit sieur testateur audit cas substitue leurs biens aux enfants malles dudit sieur de la Condamine son oncle
L'ordre de primogéniture observé sans que les uns ny les autres puissent distraire aucune quarte tréberlianique, veut ledit sieur testateur que les légataires particuliers qu'il a ci-dessus faits soient payés en la forme que les payements se feront sur les effets mobiliers qu'il a en cette ville, qui comptent en plus de 16.000 livres de billets qu'il a sur le Trésorier de l'Extraordinaire des Guerres ensemble sur les équipages, et s'ils ne suffisent, sur lesdits biens substitués.
Révoquant ledit sieur testateur tous autres testaments cocidilles et dispositions à cause de mort qu'il pourroit avoir fait avant le présent, auquel seul il s'arrête comme étant sa dernière volonté.
Ce fut ainsy fait et dicté et nomé par ledit sieur testateur auxdits notaires, et à luy par l'un d'eux, l'autre présent lu et relu qu'il a dit bien entendre et y a persisté, en la chambre devant désignée l'an 1709 le 23° May avant midy sur les onze heures, et a signé Marié Dupérier avec Donna et Navarre notaires avec paraphes.
Gabriel Marié des Hières teste le 14 mai 1741. Il fait sa femme héritière, et fait passer l'héritage de son frère Du Périer sur la tête de son fils aîné : Bonneval, selon le vœu du testateur. Las ! Dans cette famille essentiellement militaire, où l'on voit que tous les hommes sont officiers, le jeune homme est tué à l'armée de Flandre dès 1744 : il avait peut-être vingt ans. L'héritage de l'oncle passe sur la tête de son second neveu, qui s'appelle des Hières comme son père.
Pierre-Hector-François Marié des Hières se fait tuer à son tour l'année suivante à Fontenoy, en 1745, en combattant les Anglais. Il ne reste plus de la famille Marié que quatre femmes : la mère et ses trois filles, car entretemps le père est mort. Du troisième frère, point de nouvelles : lui aussi a du se faire tuer, et ses enfants mâles, s'il en avait, ont disparu à leur tour.
Voilà donc la volonté, l'espoir du testateur de transmettre son nom et sa fortune à un enfant mâle de sa famille évanouis 36 ans à peine après son décès. Marie-Justine d'Agout continue à percevoir les intérêts de la succession de son beau-frère mais "on prétend qu'elle a fait un testament par lequel elle institue sa fille aînée Françoise héritière".
Car les trois filles ne s'entendent pas, bien qu'habitant toutes les trois Mens. Françoise met le magot sous le coude et entend bien en profiter seule : après la mort de sa mère, elle continue à jouir des intérêts de la succession de son oncle, mais se garde bien d'en faire profiter ses deux sœurs : il faut que les deux plus jeunes filles, lésées lui fassent rendre gorge par un procès. "Demanderesses", Louise et Blanche demandent chacune un tiers des biens de l'oncle du Périer, ce qui semble on ne peut plus juste ! Le 14 Octobre 1754 elles font assigner Françoise.
(Dès le 18 Novembre 1740, Mme Marié des Hières, veuve, et son fils aîné Marié de Bonneval, lieutenant d'infanterie au régiment de Royal-Vaisseaux, avaient demandé à l’Intendant du Dauphiné la permission d'hypothéquer leurs immeubles pour 3 000 livres afin d'acquitter le legs de 2.400 livres envers La Colombière et sa femme Françoise Masseron : car ils sont nés de famille "relligionnaire". Ainsi donc un officier protestant servant dans l'armée française, et sa mère, n'avaient pas le droit de disposer librement de leurs biens. On doit noter que la permission est immédiatement accordée).
En novembre 1782, Louise, entretemps veuve d'André de Durand de la Mollinière, est la seule survivante de sa famille : sa sœur Blanche, qui avait épousé M. de Saint Mauris Chatinois, est morte. Louise, à 59 ans, habite toujours Mens et touche 600 livres du boucher Joseph Oddos pour une vente de 1760.
Louise vit avec sa nièce, Louise-Olympe-Séraphine Saint Mauris, qui a épousé Charles-Elizabeth Joseph d'Huart. Le 28 brumaire an 6 (novembre 1797) les deux femmes vendent des terres à Bonneval. Puis se trouvant la dernière de sa famille à Mens, Louise d'Huart vend prés, bois, maisons et autres biens, et l'an 1799 elle va vivre avec son mari à La Sauvage, dans le Département des Forêts, actuel Grand-duché du Luxembourg. La Sauvage est sur la commune de Differdange, canton de Boscharage. Les d'Huart y montent une forge délaissée, qui deviendra haut-fourneau au XIXe siècle. "Nous avons grand besoin dargent dans ce moment cy" écrit Louise d'Huart à M. Bermond, son homme de loi à Mens, "pour continuer les approvisionnements d'une forge qui étoit louée et que nous allons exploiter nous-mêmes”.
Ainsi la fortune de l'officier de dragons de Louis XIV n'aura-t-elle pas servi, comme il le souhaitait, à favoriser la carrière militaire d'un de ses neveux, mais à faire battre une forge luxembourgeoise... elle-même depuis longtemps, est à nouveau abandonnée.
Sources manuscrites :
Papiers de la famille de Hédouville. La Sauvage, propriété à cheval sur la frontière franco-luxembourgeoise, qui passe au fond de son jardin, faisait au début du siècle partie de la dot de Mme Georges de Hédouville, née de Dartein.
Les blasons des familles citées sont extraits de : François Roche : Armorial du Trièves, symbolisme et vieilles familles. Extrait du bulletin mensuel de l'Académie Delphinale N° 3. Mars 1962, Imprimerie Allier, Grenoble.
Marié du Perrier : D'azur au chevron d'or, accompagné en chef de deux étoiles d'or et en pointe d'une étoile d'argent.
Durand (1095) : Barons de Loyette, la Molinière et la Buissonière. De sable parti d'or, au chevron parti de l'un en l'autre, au chef d'argent chargé de trois têtes de léopards de gueules lampassées de sable.
Masseron de Château-Vieux. D'or à trois massues de gueules posées en pal sur un rocher de sable.
Vulson (issus des anciens rois d'Ecosse). D'argent au chevron de gueules accompagné de trois étoiles de même 2 et 1. Devise : Pour bien faire !
André Marié
Et Françoise de Luya
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Casar Marié Gabriel Marié Gaspard Marié
Du Périer des Hières des Apréaux
Lieut.-col. du régiment cap. au régiment de Villeroy cap. au régiment de Sommeny
Des Dragons de Pourières épouse en 1712 marié
+ 1709 célibataire Marie-Justine d’Agout de Montmaur
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Charles-Laurent Marié Pierre Marié Françoise Dorothée Louise Blanche Blanche
De Bonneval des Hières 1718 1723 Henriette 1729
Cap. au rgt + 1745 célib. 1741 épouse 1724 épouse
Royal des Vaisseaux André 1729 M. de St
+1744 célib. Durand Mauris
De la Mollinière Chatinois
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Louise de
St Mauris épouse Charles d’Huart
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