Par Jean Escande
Pendant que dans sa solitude du consulat de France à Civita-Vecchia, Stendhal parodie le style des calicots en commençant ses lettres par "J'ai bien reçu vos soies grèges et vos cotons anglais » des commerçants d'Ispagnac, au bord des Gorges du Tarn, reçoivent, eux, des lettres de maisons marseillaises qui débutent sérieusement par : "Nous sommes favorisés de votre amicale du 19 courant"... ou "nous avons l'avantage de vous confirmer notre précédente du 14 dernier"...
La famille Jaffard descendait, selon la tradition, d'un Djafar venu à Marseille sous François 1er, avec la flotte du célèbre Keïr Eddine Barberousse. Ce Djafar aurait été lui-même descendant du vizir d'Haroun al Raschid, et voilà qui nous amène aux Mille et Une Nuits. Tout n'est peut-être pas invraisemblable dans ces traditions : les Jaffard furent bien alliés, au XIXe siècle, à un Turc, juge de paix à Florac.
Au début du règne de Louis-Philippe, les Jaffard d'Ispagnac sont des notables de leur région lozérienne : on trouve Jean-Louis, le maire et filateur, René, Auguste et Osmin, ces deux derniers magistrats à Mende, qui intriguent pour se faire nommer, grâce à un général Meynadier en poste à Florac ; Justin, Eugène, Louis et Jules, qui travaillent dans une maison marseillaise de vente de Tissus : Breytaud et Cie. Tous ont laissé une volumineuse correspondance, mais comme tous les gens très absorbés par leur métier, ils ont peu écrit de lettres désintéressées. Les Jaffard, avant tout négociants, correspondant avec diverses maisons de commerce de Marseille, Nîmes, Lyon, Mende, Clermont-Ferrand, Rouen. Ils vendent des laines, des mules, des amandes, des châtaignes, des cocons et autres produits des Cévennes, et achètent "sans désemparer" des tissus divers - indiennes calicots, draps - et de l'épicerie dont Ispagnac et ses environs ont le plus grand besoin. Bref ils trafiquent de tout ce qu’ils ont sous la main, ayant toujours un œil sur les cours, les pieds sur terre et l'autre main sur le portefeuille. Ils prêtent aussi de l'argent. Ils ont des procès compliqués avec des cousins, neveux, oncles et tantes divers et variés. Jean-Louis, le maire d'Ispagnac, répond quand il y pense aux réclamations de ses administrés : certificats de bonne vie et mœurs, de bonne conduite (pour les militaires). Sur son portrait, dans un cadre doré à pâtisseries compliquées, l'un des juges Jaffard a l'air myope, replet et assuré de Gaudissard, le commis voyageur de M. de Balzac : il se ressent de l'atmosphère de la boutique familiale. C'est un notable provincial à qui on n'en impose pas. Il porte toupet comme le roi-citoyen et exhibe une chaîne d'or au gilet. Mais on verra par leur correspondance que ces justes-milieux ne le sont pas autant qu'on pourrait croire.
Une lettre en 1831 de Monestier, juge à Mende, qui veut se faire élire député de la Lozère, donne aux Jaffard la liste des électeurs censitaires qu'il convient de gagner à sa cause: on y trouve M. Boyer, notaire à Florac, Cabot de la Fare, officier de la Légion d'Honneur, à Dédoués, Jean-Louis Jaffard, maire d'Ispagnac, Turc, juge de paix à Florac. Ce sont tous des libéraux, qui sont ou seront apparentés : en 1839 une demoiselle Jaffard épouse un Boyer - et, soit-dit en passant, on trouve peu d'allusions féminines dans ces lettres, à croire que la famille n’est composée que d'hommes.
Laines.
C'est le commerce marseillais qui nous intéresse dans cette correspondance. Les Jaffard correspondent beaucoup avec deux maisons de la cité phocéenne : les frères Domergue et les frères Dupré, qui vendent avant tout des laines d'Orient. Les Jaffard achètent cette laine en suint, c'est-à-dire non lavée, et la font laver et carder chez eux. On trouve dans le "Prix courant légal des marchandises" dressé à Marseille le 10 Octobre 1835, à l'article laines, vendue par balles de 50 kilos, de quoi satisfaire les amateurs au-delà de leurs espérances : Andrinople, Salonique, (noir fin, noir gris), Panorme, Kassabachi, Constantinople, Smyrne, Satalie et Angora, Caramanie, Chypre, Sardaigne, Tunis, Farassis, Keyrouan, Sousse, Alger et Oran. Il y a même des laines de Tangarock et d'Odessa. Mais nos négociants lozériens, ne veulent, pour en faire général de la laine à matelas, que des Kassabachi, des Trerquille, des Salonique et des Andrinople. C'est si connu que quand M. Larambergue, de Marseille, leur signale "une affaire très bonne, mais petite", le 10 Décembre 1845, un millier de kilogrammes d'Andrinople lavée à fond, il commence par s'excuser : "Je sais que vous aimeriez mieux prendre cette laine à l'état de suint, mais cette fois la chose est impossible, et le bon marché de ma côte vous fera, sans doute, consommer la susdite affaire sans hésitation"...
Denrées coloniales.
D’un autre côté par les achats faits par des domestiques porteurs de billets, on voit que la boutique d'Ispagnac était une sorte d’épicerie-bazar, où l’on trouvait à peu près n'importe quoi. "Je vous prie de remettre au porteur de la lettre une bouteille d'eau-de-vie de bonne qualité (et de cacheter la bouteille) et une livre chocolat, du meilleur que vous aurez, et d'avoir la bonté de nous envoyer le prix du sucre et du café, et du riz, nous viendrons les chercher la semaine prochaine parce que nous n'avons pas le temps cette semaine », écrit le nommé Gal, de Sainte-Enimie, en août 1832. En octobre 1823, la "Veuve Albaric", commerçante, qui habite "o pon de monver" écrit : "vous auré la vonté de porter le conte de ce que je vous doit à Bare, é si vous avé dé mousoir blu a petit gren a quatre pan, de man metre une douséne, ausi si vous anavé de canbrésis fon brun, vous pourié man metre une douséne asorti é demi douséne a petit gren é quil soit fors..." voilà une dame dont les exercices de style involontaires auraient réjoui l'âme de Raymond Queneau. De ces correspondants attendrissants de la classe populaire sont la Veuve Vasserot et Brun, de l'Isle-sur-la-Sorgue, auxquels les Jaffard donnent de la laine à teindre et achètent des couvertures : "Je suis plus que fassé de vous donner unt retard sist lont sur vost deux balle, ses les plui qui depuist 15 jours tous les jours il tonbé. Les ost de nos riviere étté devenu sist sale que nous ne pouvion faire foulé..." (15 novembre 1825) ; Voilà un bon renseignement sur les teintureries de l’Isle-sur-Sorgue, devenus monuments classés. Les lettres de gens du peuple donnent, vu leur orthographe phonétique, les formes et la prononciation du français méridional au XIXe siècle : en quoi on peut voir qu’il n'a guère changé. « An dernière foire de Beaucaire vous nous avet comi trois douzéne de couverture 35 Br. Comme nous avons etez beaucoup arrieret dans not travail, par aport a un chengement de logement de notre mecanisien, nous a mis dans le cas de ne pas pouvoir vous an faire lespedition plutaux. Maintenan elle son prete veuillez nous dire par le retour du courrier ci vous ete toujour dans lé meme volontez. Dan cet atante nous vous saluon de bonamittiez, V. Vasserot et Brun." (Novembre 1831).
Qu’étaient les denrées coloniales ? Que les Jaffard commandent ordinairement chez Dupré ? Ce que nous appelons de nos jours l'épicerie. On y trouve différents cafés, cacaos, sucres et poivres, le tout vendu par 50 kilos, (sauf, certainement, le poivre...) Un coup d'œil sur le tableau du "Prix courant légal des marchandises" nous renseigne sur la richesse de choix qu'offrait déjà, dans chacun de ses articles, l'époque de Louis-Philippe. Mais l'abondante correspondance des frères Jaffard ne doit pas nous leurrer : ils ne reçoivent, comme pour la laine, que d'assez modestes quantités de ces produits. Ce ne sont que des revendeurs de province. Ainsi Mme Veuve Martin, épicière à Marvejols, leur fait acheter une barrique de sucre raffiné (48 pains) et deux caisses de savon bleu pâle. "Quoique nous ne nous occupions pas habituellement d'aussi petits ordres, nous l'avons fait pour ne pas vous désobliger" écrivent les Dupré le 7 janvier 1837. "Ces sucres raffinés et savons sont de fort jolie qualité... mais les affaires en denrées coloniales sont peu actives... Il paraît que les oliviers n'ont pas souffert du froid, cette circonstance heureuse a fait rétrograder les huiles... la morue va doucement".
Les frères Jaffard vendent aussi des produits lozériens.
"Nous avons éprouvé de la difficulté pour la vente de la belle amande que vous nous aviez adréssée" lui écrivent en 1826 MM. Orgnon Julli et Cie. "Elle était mélangée de douce et d'amère, ce qui l'a fait refuser plusieurs fois. Nous avions perdu espoir de placer cet article, étant devenu très abondant et sans demande, enfin nous avons réussi de le vendre à un petit droguiste en faisant un rabais sur le prix... M. Auguste Jaffard nous a demandé une place de commis dans une maison de draperie ; nous nous en sommes enquis, mais sans rien trouver... C'est l'habitude içi de ne pas nourrir les commis, ce qui est fort dispendieux, et les appointements étant fort modiques par la quantité de jeunes gens qui s'offrent à venir travailler pour apprendre les affaires sans appointements..."
Cotonnades.
Les Jaffard correspondent aussi avec Meiffren aîné, "Filature hydraulique de coton à Servoules, près Sisteron, Basses-Alpes », dont la maison de vente est à Marseille Place Intérieure de la Porte d'Aix, N° 4. C’est qu’ils achètent des cotonnades, l’habillement féminin étant un de leurs rayons.
Holive père et fils, d'Aix-en-Provence, soldent volontiers leurs cotonnades : "Nous aurions encore des 4/4 à 22 F. 50 fond cannelle à bouquets et des 5/4 à 27 F. 50 dans les mêmes dispositions. Ce sont des genres que nous sacrifions, que nous vous engageons de profiter parce que nous n'avons pas toujours des articles pour lesquels nous nous décidons à déduire le 20 %" (19 avril 1838). "Nous nous faisons un plaisir de vous signaler ci après les parties sur lesquelles nous faisons un sacrifice pour solder, et desquelles nous vous engageons dans vos intérêts de considérer que c'est de la bonne marchandise bien réussie que nous vous cotons à 25 % au dessous de ce qu'elle a été vendue. Elle devra nécessairement vous procurer un avantage à la vente, parce qu'il est impossible de pouvoir faire un plus fort sacrifice". (12 Mai 1838). Suit un dessin de sorte de nid d'abeilles avec au milieu "une petite rose" : ce sont de ces charmantes cotonnades provençales qui feraient de nos jours le bonheur d'un musée.
"Les huiles ont fait dans peu de jours une baisse considérable, qui est produite par l'inaction de notre savonnerie et vu l'apparence superbe d'une récolte prochaine... La belle lampante sans odeur est à 77... La récolte du riz est abondante dans toute l'Italie, on offre maintenant la qualité du Piémont à 20" (Dupré, 1er Octobre 1823).
Politique.
La politique a évidemment un rôle à jouer sur le marché. De Clermont-Ferrand, le 2 Août 1830, à la suite d'un relevé de compte et comme qui dirait incidemment, leur correspondant Alexandre Salze apprend aux frères Jaffard les effets néfastes de la Révolution de Juillet sur le cours des amandes : "La vente des amandes est, sur cette place, tout-à-fait paralysée, et pour que les affaires aillent mieux, le Gouvernement de Charles X vient d'être renversé à Paris. Le drapeau à trois couleurs flotte depuis ce matin à l'hôtel de ville et à la préfecture de cette ville. La ville a organisé la Garde Nationale, qui fait le service de la ville, qui est très tranquille." Revenons aux affaires sérieuses : "Comme je pense qu'il y en a pour quelque temps avant que j'ai vendu vos amandes, vous m'obligeriez de me dire en réponse si je dois les faire cribler..."
De Lyon, le 18 Février 1831, un des frères Jaffard donne des nouvelles : "Jules se porte toujours bien. A son grand contentement il a passé les derniers jours de carnaval en ville, il m'a chargé de vous dire bien des choses. Je ne crois pas qu'il soit fâché de quitter sa pension pour rester au magasin. Comme j'espère vous voir avant les vacances, nous pourrons en causer ensemble.
Les affaires sont très calmes, on pourrait même dire nulles. Nous attendons avec impatience la nouvelle campagne. La marchandise se vend à Rouen à très bas prix, si vous êtes dans le cas de faire acheter quelque chose, c'est le moment.
On parle beaucoup de l'insurrection de l'Italie, il nous arrive tous les jours beaucoup de soies de ce pays, ce qui fait du mal aux nôtres. Le Piémont et la Savoie qui sont très près de nous paraissent être dans la plus grande agitation ; on s'attend tous les jours à de grandes nouvelles. Pour notre compte nous jouissons du plus grand calme, malgré toutes les menées des Carlistes et jésuites qu'on craint à la vérité bien peu..."
Ce même mois de février 1831, une lettre de René Jaffard, datée de Nîmes, décrit un évènement local, qui montre les options politiques de la famille.
Les 14 et 15 février eurent lieu à Paris des troubles antireligieux. Les républicains saisirent l'occasion de la messe anniversaire de l'assassinat du Duc de Berry par Louvel pour attaquer l'assistance légitimiste de Saint-Germain l'Auxerrois. L'église, en face du Louvre, ancienne paroisse des rois de France, fut saccagée, ses statues brisées, les vitraux volèrent en éclat... le presbytère fut pillé. "Le 14 février 1831 au soir, écrit un témoin alors garde national, le docteur Poumiès de la Siboutie, nous prîmes les armes et allâmes au pas de course à St Germain l'Auxerrois, que des émeutiers dévastaient. Ils renversaient la croix comme nous arrivions, et se dispersèrent en nous voyant." Le lendemain l'Archevêché, à Notre-Dame de Paris, subit le même sort. Tout ce qui ne fut pas volé fut brisé, jusqu'aux planchers, jusqu'aux murs... C'était Mardi-Gras, "et au milieu de l'appareil militaire déployé partout, on voyait circuler de nombreuses troupes de masques à pied, à cheval, en voiture ; la Seine était couverte de débris de meubles, de tapis de manuscrits, de livres lacérés, provenant de l'Archevêché. Cette belle bibliothèque, si riche en manuscrits, en livres rares et curieux, fit des pertes irréparables. Je retirai de l'eau quelques livres dépareillés que j'ai encore..." Le gouvernement de Louis-Philippe laissa faire, trop heureux de faire peur à bon compte aux "calotins" - voire s'il n'avait pas lui-même organisé l'émeute.
Les mots d'ordre se propageaient vite, puisque huit jours après, le 23 février, eût lieu l’émeute nîmoise décrite par René Jaffard. En fait, ces troubles anticatholiques sont une réaction contre les 15 ans de Restauration que venait de vivre la France : érection de Calvaires, de Missions, de chapelles et de messes expiatoires pour l'exécution de Louis XVI.
*
« Nismes le 23 février 1831.
Le commerce est aux abois dans cette ville, ceux qui avaient conservé quelques métiers ont été obligés de tout suspendre. Pour comble de détresse, le froid parait recommencer.
Nous avions joui de notre tranquillité pendant trois semaines entières, chose admirable ! Elle a été troublée hier et avant-hier par les exaltés du Café de la Bourse, et par une trentaine de gardes nationaux. Le flot populaire, grossi à chaque pas, a inondé l'Hôtel-de-Ville : on en a arraché quelques bustes de Charles Dix qui y avaient été mal à propos conservés dans un réduit. De là on vint au Palais de Justice : nos magistrats s'effrayèrent et désertèrent l'audience ; on demandait les bustes de Charles X, ils leur étaient refusés, parce que disait-on, ils avaient été détruits au mois d'aoust : mais le peuple insistant, il a bien fallu s'exécuter et alors six bustes de Charles Dix ou de Louis Dix-huit leur ont été livrés. Tu peux bien imaginer qu'ils furent aussitôt brisés et foulés aux pieds.
Jusqu'ici tout cela n'était pas très grave : mais le séminaire fut le théâtre de plus grands excès. On s'y précipita en foule ; les pierres volent contre les vitres du bâtiment, on veut enfoncer les portes, mais heureusement la garde nationale survient et débloque les timides assiégés. Ils avaient cru toucher à leur perte ; aussi, dès qu'ils virent une issue, ils abandonnèrent tous le séminaire, qui est aujourd'hui complètement désert.
Les pauvres abbés s'étaient coupé les cheveux et espéraient se sauver à l'aide d'un déguisement. Cette ruse leur a été inutile, puisque comme je te l'ai dit, la Garde Nationale a protégé leur sortie.
Le lendemain mardi, des démonstrations hostiles ont eu encore lieu de la part de ces tapageurs. Les nîmois s'effrayent de peu : aussi toute la Garde Nationale a été de nouveau mise sur pied ; nos magistrats, que l'on croyait devoir être attaqués, ne sont pas montés sur le siège. Le Président a fait enlever le Christ de la Salle de la Grand Chambre. Tout cela n'était point nécessité par les circonstances, puisque le peuple ne s'est pas présenté.
Nos autorités ont sollicité du gouvernement l'enlèvement des croix qui sont sur nos places publiques. Nous espérons que l'on fera droit à cette réclamation, il est bien temps que l'on écoute la Voix de la Raison qui prohibe toutes ces démonstrations qui gênent la Liberté des autres cultes. Il faut que le prêtre reste dans le sanctuaire. Les derniers événements de Paris nous font voir la nécessité pour le gouvernement de réprimer dans ses justes limites tout de luxe de processions, de croix et cie, qu'une loi non abrogée, défend.
Adieu
René Jaffard.
3 Février 1831. "Le chargement de Kassabachys est en débarquement, il y en a déjà une partie en ville, mais on le tient à un prix si peu en rapport avec la qualité, qu’il nous faut absolument attendre la suite du débarquement des autres parties, qui aura lieu dès que le temps, qui est à la pluie depuis quinze jours environ, se mettra enfin au beau. Jusque là nous vous prions de prendre patience, d'autant mieux que nous ne pensons pas tarder 5 à 6 jours de vous acheminer quelques ballots.
Ce n'est pas à des vieux amis comme nous que vous devez faire la recommandation de vous bien servir. Quant à la différence que vous voulez faire de la qualité de M. Constantin à celle que nous vous avons expédiée, nous vous disons que l'une était plus fine, mais l'autre plus légère et bien meilleur marché, au résultat et vous savez que vous nous avez toujours dit que vous teniez plus au rendement au lavage, qu'à la finesse... » (L.H. Domergue).
11 Février 1831. "De guerre lasse, et ne pouvant faire mieux, nous venons de vous expédier 8 balles Kassabachys à 66 Francs. La qualité n'est pas bonne, elle est chère, mais aujourd'hui cet article est tellement rare, tellement demandé, et si bien tenu, qu'il n'est plus possible de faire une affaire tant soit peu sortable sans que l'on se donne toutes les peines imaginables. Enfin, vous jugerez cette qualité de laine. Il y en a encore quelques balles. Si vous les trouvez à votre convenance, vous nous en ferez de suite la demande, et nous vous les expédierons, si on ne les a pas vendues.
Il n'y a plus qu'à choisir entre cette qualité et les second Andrinoples, qui ne sont ni bien bons, ni légers, et qu'on ne peut espérer obtenir à moins de 70 à 72 F. la balle. Au premier jour nous vous en adresserons 1 ou 2 pour échantillons.
Nous vous avisons, Messieurs, qu'il est nous est bien pénible [sic]de ne pouvoir vous servir mieux ; mais avec la meilleure volonté du monde, nous n'y pouvons réussir. Les circonstances sont accablantes, et elles [ ?] toujours plus, par la rareté de l’article, et l'augmentation qui en est la conséquence..."
11 Juillet 1831. "Vous nous devez pour solde de compte avec agios fin courant 1.700 F. 83 centimes. Vous nous obligeriez infiniment si vous vouliez bien, par le retour du courrier, nous en remettre le règlement sur Nîmes à l’époque qui vous conviendra. Nous n'aurons peut-être pas le plaisir de vous vous [sic] voir à Beaucaire, car si nous y allons ce ne sera que pour y passer 48 heures. Rien à faire en laines dans ce moment, il n’y en a pas une once dans vos qualités. Nous attendons les premières arrivées en septembre..."
2 Août 1831. "Nous regrettons, chers Messieurs, de n'avoir pas eu le plaisir de profiter de votre présence à la Foire de Beaucaire pour parler un moment affaires avec vous; bien que nous ayons été au moins trois fois par jour régulièrement au magasin de M. Breyteaud, nous n'avons jamais eu l'avantage de vous y rencontrer...
Nous vous prévenons qu'il vient de nous arriver 116 balle Kassabachys fins de la nouvelle Motte. Ces laines sont les seules que l'on attend cette année dans cette qualité. Elles seront libres vers la fin août ; veuillez d'ici là nous donner vos ordres si vous en voulez, nous ferons pour le mieux pour le prix, et suivant ce que sera la laine. Vous savez que les premiers achats dans cette laine sont toujours les meilleurs, ainsi faites en une petite provision."
14 Novembre 1831. "C est avec le plus grand regret que nous nous voyons contraints de suspendre nos petites relations avec vous, mais nous reconnaissons bien que dans un moment comme celui-ci, il ne peut y avoir rien d'avantageux dans le filage des laines au prix où sont aujourd'hui les laines en suint, prix qui augmentent encore tous les jours sans que la marchandise fabriquée éprouve de la faveur.
La partie laine que nous croyons pouvoir acheter à 70 F. s'est vendue beaucoup plus cher, mais d'ailleurs elle n'était pas d'une qualité qui nous engageât à vous en adresser 8 à 10 balles.
Si plus tard (ce dont nous doutons) il arrivait quelque partie avantageuse, nous nous empresserions de remplir vos petits ordres, nous ne laisserons certainement pas échapper la première occasion de reprendre avec vous des relations si amicales... Si vous aviez occasion de voir MM. Brun et d'Imbert de Malzieu, veuillez nous faire l'amitié de leur parler de nouveau en notre faveur ; ces messieurs n'ont pas fait beaucoup cette année avec notre place, mais ils ont toujours fait quelques petites parties de laine pellade noire étrangère, et cependant ce n'est pas nous qui avons fait leurs achats. Entre nous soit dit, nous vous donnons notre parole d'honneur que nous lui aurions fait à 52 F. les laines noires qu'un autre a payé 55 F. pour eux. Il est bien pénible de n'avoir pas les ordres d'un correspondant quand on sait pouvoir faire mieux pour ses intérêts que d'autres qui ne connaissent rien à la marchandise, ceci entre nous je vous prie... »
Le choléra.
Le choléra, chanté poétiquement dans l’Entrée du Choléra à Marseille, et bien plus tard dans le Hussard sur le toit, de Giono, ne saurait être absent de la correspondance de nos commerçants. Mais c’est sur le ton de Mérimée ou de Stendhal : le choléra est un accident ennuyeux, qui paralyse le commerce et n’amuse personne. L’époque anticléricale de Louis-Philippe n’y a nullement vu un châtiment du ciel, mais une entrave supplémentaire à la bonne marche des affaires. Voici comment les frères Dupré voient le choléra dans leur propre ville :
« Marseille le 3 Août 1835
Messieurs Jaffard frères à Ispagnac, Lozère
Ce n'est qu'aujourd'hui que nous avons reçu votre lettre du 29 Juillet, qui s'est croisée avec la notre du 1er Août, elle vous donnait note des achats que nous avions faits d'après les ordres que vous nous aviez donnés de la foire de Beaucaire.
Toutes les marchandises sont encore en magasin. Impossible d'en faire l'expédition, il n'y a pas de navire dans ce moment, et s'il s'en met sans charge pour Aigues-Mortes, devons nous les embarquer ? Vous prévenant que les navires feront quarantaine en arrivant à Aigues-Mortes, dans cet état pénible veuillez nous dire si votre intention est toujours d'en faire l'envoi par mer, et nous les embarquerions lorsque notre état sanitaire se sera amélioré.
Vous ne pouvez pas vous figurer, chers amis, la position pénible de notre place, ce fléau dévastateur de l'humanité qui avait diminué jusqu'à 67 du chiffre de 232 où nous étions il y a huit jours, est remonté hier à 81 cholériques, sans compter les morts ordinaires qui étaient de 30.
Toujours point d'affaires sur notre place. La population de notre ville est réduite de moitié, la tristesse y est à son comble, et en attendant votre réponse concernant l'expédition de vos marchandises, nous vous prévenons que nous ne ferons pas de nouveaux achats sans de nouveaux ordres de votre part
Nous vous saluons bien affectueusement
Dupré frères
Marseille 14 Octobre 1835
... Notre état sanitaire est très bon maintenant, et les affaires ont entièrement repris leur cours, elles ont eu même une très grande activité pendant la semaine dernière. Les laines sont abondantes, mais les détenteurs font bonne contenance. Les cotons sont également bien tenus ; mais sans beaucoup d'affaires.
Pour vous fixer sur le prix de nos divers articles, nous vous remettons inclus un prix courant général et vous saluons amicalement
Dupré frères
25 Août 1837
.. Nous avons pris note de vos besoins de 2 ballots de laine commune cardée à matelas; n'ayant point d'ouvriers en ce moment puisque tous nous ont quitté à cause de l'épidémie régnante, nous ne pouvons vous envoyer ces deux ballots de tonte, mais nous allons la faire travailler, et dès qu'une balle sera prête nous vous l'enverrons.
N'ayant point de commis, nous vous remettrons plus tard l'extrait de votre compte que vous nous demandez, rien ne presse à ce sujet. La moitié de la population a émigré à la campagne à cause du choléra, et les affaires sont presque tout-à-fait suspendues dans la ville. Cependant notre mortalité a [ ?] que de 70 à 80 personnes par jour : c'est sans doute beaucoup, ce n'est rien cependant, en le comparant à la mortalité de 1835, qui était de 4 à 500 personnes. Jusqu'à présent toute la famille se porte bien,... » écrit L. H. Domergue.
Jules et Louis Jaffard, Eugène Jaffard.
En 1838 Jules et Louis, les cadets, sont placés dans la maison Breyton frères et Eugène Jaffard de Marseille. "Je ne me suis pas pressé de vous annoncer notre arrivée ici," écrit un des frères Jaffard le 17 Avril. "D'ailleurs les comptoirs étaient fermés, nous avons déjà passé ici deux jours de fêtes, ils nous ont paru longs, nous avons un vent et une poussière épouvantables. Louis est bien portant, il s'occupe, Eugène est content de lui, il lui trouve bonne volonté, je crois que comme son patron il se plait médiocrement à Marseille, leurs affaires n'y sont pas assez considérables, nous avons pris un lit chez Eugène, nous mangeons à leur restaurant. Nous venons de voir Domergue et Dupré, c'est tout ce que nous ferons aujourd'hui, 3e jour de fête... Demain nous devons voir quelques laines. Les prix se soutiennent bien, je t'écrirai dès que nous aurons fait quelque chose. Jules va bien. La maison V. Pattel et Constan à Nîmes a arrêté ses paiements. »
Marseille le 10 Janvier 1839. Louis :
« Mon cher père, je m'accuse tous les jours de n'avoir pas encore répondu à ta lettre et je renvoie toujours au lendemain dans l'espoir de pouvoir satisfaire à la question qui en fait l'objet principal. Enfin mon congé est accordé, et je partirai de Marseille dimanche ou lundi, ma visite sera courte, mais j'aurai le plaisir d'embrasser ma mère et mes sœurs ; plaisir que je ne pourrais plus me promettre avant 1840. J'espère aussi mettre mon voyage à profit dans un autre sens, et comme on dit gagner mes frais.
Dans nos maisons, le résultat de l'inventaire est un secret de haute administration, ainsi je ne puis rien vous dire du nôtre. D'ailleurs ces messieurs n'en savent rien encore. Pour mon compte, je suis content des preuves de satisfaction que M. Breiston m'a donné. Nous avons joui jusqu'ici d'un temps magnifique qui a été remplacé ces jours derniers par un mistral assez violent.
Eugène et nos compatriotes se portent à merveille. A mon arrivée de plus amples détails !
Un mot sur les blés. Cet article est toujours en hausse et il s'y est fait ces jours derniers d'affaires colossales. Je me mettrai au courant des divers articles qui concernent votre commerce afin de vous en faire part..."
Le 6 Février, Louis, de retour à Marseille, écrit à son oncle : "M. Salanson a du vous donner déjà des renseignements sur notre voyage et la santé de nos parents. J'ai passé un jour à Nîmes avec lui. Février s'est chargé de vous écrire pour vous accuser réception du groupe dont j'étais porteur, et vous faire connaitre l'état de votre compte-courant. Ce pauvre homme était en ce moment dans un grand embarras occasionné par le Robert-Makairisme de la maison de Rex. Je souhaite pour le pays que ce désordre ne soit point le prélude d'une grande faillite. (1)
Notre voyage de Nîmes à Marseille a été plus orageux que nous ne pouvions le penser. Nous avons rencontré à Orgon des glaces qui nous ont forcé de quitter la voiture pour arriver à pied jusqu'à Aix. Cette circonstance nous a fourni l'occasion de nous dévouer et attrapper un bon rhume au service de nos compagnons femelles (il ne m'en reste plus que le mérite).
Je n'ai pu m’occuper encore de voir nos jeunes soldats. Almes seul est venu s'informer si je n'avais pas d'argent à lui remettre. Veuillez rappeller à ses frères que ce qu'il leur demande n'est que son bien propre. Je suis intéressé à ce qu'il reçoive quelque chose avant qu'il quitte Marseille. (2)
Eugène compte particulièrement sur ta visite. Nous augmentons tous les jours notre mobilier, et depuis ce matin j'ai à l'usage de ma chambre une table et six chaises, ainsi rien n'empêche que vous ne veniez en famille...
Lors de mon voyage à Mende, les messieurs Durand m'avaient prié d'une commission pénible à remplir, puisqu'il s'agissait de les faire payer d'un ami. S'ils vous avaient envoyé leurs titres, veuillez les leur renvoyer. Le fils Robert (leur débiteur) est parti pour la Lozère.
Les sucres jouissent d’une petite faveur qui ne tiendra pas. Je n'ai pas cru devoir vous en acheter. Je le ferai sur votre demande. Les pains nus valent en fabrique de 6l, 75 à 62.
Je désire et j'espère que ma lettre trouve nos malades et convalescents parfaitement rétablis, et je conseille à ceux qui pourront user du remède de venir respirer l'air de la Provence..."
D'Ispagnac, les Jaffard ont commandé des pains de sucre, mais Louis s'est trompé sur leur prix : "Encore une fin de non recevoir" écrit-il le 21 Février, "les pains nus valent 64 F. et à ce prix Eugène n'est point d'avis que j'en achète, quelque petite que soit la quantité que vous en demandez, vu que Mme Martin à qui vous les destinez n'est probablement pas au courant des affaires du Mexique (1) et prétendra vous les payer au prix antérieur. Je pense donc que malgré votre désir d'être agréable à Mme Martin, vous ne serez pas fâchés que nous gardions votre commission jusqu'à possibilité de la remplir sans préjudice pour vous. On compte sur l'issue du 2 Mars (2) pour intimider les partisans et auteurs de la hausse.
Notre affaire commence à marcher bon train, mais les résultats des deux années précédentes ne sont pas faits pour nous inspirer du courage. Voici une note qu'il m'a été permis de voir : bénéfice de Marseille 7762, d'où il faut déduire les rabais escomptes et faillites. J’évalue le résultat de cette soustraction à zéro. Dans les frais généraux sont compris 4.000 F. de levée pour Eugène à titre d'appointements. Ont-ils été plus heureux à Lyon ? Je le désire. Somme toute, le métier a dérogé. Néanmoins notre devise est toujours le refrain du pèlerin : "Espérance et confiance".
Le 8 Avril 1839, après s'être excusé de diverses étourderies (il a acheminé trop tard un paquet et a négligé de se procurer un certificat constatant, pour l'administration militaire, qu'il n'était pas coupable d'insubordination) Louis donne a son oncle, Jaffard aîné, des nouvelles de son commerce : "Depuis ma rentrée, je me suis occupé avec goût et application de nos affaires. L'avancement de notre premier commis m'ayant fait passer au grade de premier vendeur, j'ai pu m'occuper de la partie essentielle de notre commerce et de tout commerce qui est la vente. Le mois de mars, sans être aussi plein que celui de l'an passé, à cause de l’avancement de Pâques, m'en a fourni constamment l'occasion. Du reste nous sommes à bonne école auprès d'Eugène, qui sans avoir les dehors de beaucoup de ses confrères, n'en arrive pas moins à son but par des chemins qui paraissent d'abord vulgaires... Comment se fait-il donc que nos résultats soient si médiocres quand ils ne sont pas mauvais? Je crois vous l'avoir dit : la concurrence nous tue. Tout petit commis veut devenir grand patron, et l'exemple de quelques maisons qui en des temps plus heureux ont fait de bonnes affaires, séduit et encourage l'ambition de beaucoup de jeunes gens. En second lieu la fabrication est devenue aujourd'hui si facile que du jour au lendemain le fabricant produit un nouveau genre qui souvent par le seul mérite de la nouveauté tue celui de la veille. Et puis une chose encore que je n'aurais point mis en avant si l'assentiment de personnes plus expérimentées que moi, et l'expérience de tous les jours ne m'avaient prouvé la justesse de mon opinion, c'est que notre maison est soumise à un système excellent il y a dix ans, mais funeste aujourd'hui. Nos patrons oublient trop souvent que nous ne sommes pas les seuls à vendre l'indienne. Eugène surtout, qui devrait se tenir en garde contre les envahissements du voisin Forcade, lequel sait se prévaloir de notre timidité. Je t'expose confidentiellement cette conviction dont je n'ai pu me défendre, mais je te prie de croire qu'elle n'influe nullement sur mon travail. Les circonstances en dehors de nous mêmes ne sont pas pour nous aider, et sans avoir une influence bien directe sur notre commerce, cette suspension de la marche du gouvernement ne laisse pas d'embarrasser quelques personnes. Le mal ne sera pas de longue durée, s'il est permis encore de compter sur la sagesse de nos représentants.
J'apprends avec d'autant plus de peine que Jules vient de subir un de ces rhumes si tenaces et si fatigants que l'hiver 1839 semblait l'avoir respecté..."
Par la suite, Louis voyage. De Marseille, en février 1844, il écrit à son père pour le rassurer de son retour de Corse : "Il s'est fait plus heureusement que celui de l'officier africain dont tu nous parles. A moins de grands frais d'imagination, il me serait impossible de vous faire un tableau aussi triste des traversées de mer, ce qui prouve au moins que je suis plus heureux." Il ne lui conseille pas de voyager par ce temps : "le froid sévit içi en ce moment avec rigueur. Je suppose qu'il ne vous épargne guère. Ton voyage pour sortir de nos montagnes serait trop pénible..."
Pour sa part, il va repartir pour l'Italie, certainement pour essayer de placer ses indiennes. Le 13 novembre 1845, il est bien désabusé : "Je voudrais vous donner sur ma position des avis agréables, mais le statu quo se prolongera selon toute apparence jusqu'à la moitié de décembre, époque à laquelle quoiqu'il en soit je lierai mon avenir à une affaire...
C’est maintenant que je suis sur le terrain que je reconnais combien ces 7 années perdues dans un commerce sans avenir, sans avantages, coûtent cher à mes intérêts. Les difficultés sont énormes mais ne m’effraient point, et je me suis dit comme un soldat de l'antiquité : Vaincre ou Mourir.
Dans ma dernière lettre je demandais à mon père si notre département, qui n'a pour toute richesse que les produits de son sol, n'offrirait pas un aliment à l'exportation? Ces idées m’étaient venues en présence de la cherté des grains, légumes et autres comestibles... Nous sommes içi en pleine famine ».
Les voyages en hiver sont toujours difficiles. ’’Nous irons très volontiers à la noce, pourvu que nous puissions passer. Mais d’içi au 27 le temps s'adoucira, s'il plaît au ciel" écrit Justin, de Mende, le 19 décembre 1846. Toujours représentant de la maison marseillaise Breytaud et Jaffard, Louis se rend en Haute-Loire : " il a du passer sans encombre, il partit en bonne compagnie et je ne doute pas qu'il est arrivé au Puy à bon port. Mais je crains qu'il ne puisse rentrer par le même chemin : la montagne est couverte de neige, et la diligence de Langogne ne passe pas." Dans le cas où on aurait, à Ispagnac, besoin d'une servante de renfort : "Catinou est à votre disposition, et elle descendra quand vous voudrez, si le temps le permet. M. Chevalier me demandait ce soir si vous n'aviez besoin d'aucune provision ; içi on s'y prend à l'avance..."
On voit que les commerçants de l'époque louis-philipparde, qui avec l'éloignement nous parait comme l'âge d'or du capitalisme, étaient en butte aux difficultés bien connues de nos jours : surproduction, mévente, concurrence acharnée, stagnation... Les frères Jaffard ne sont pas des poètes, et pour les descriptions de la Foire de Beaucaire ou du commerce dans le Levant, il vaut mieux avoir affaire à Mistral, Alphonse Daudet ou Nerval. Et cependant, leur témoignage sur la vie de commerçants moyens à Marseille à l'époque romantique, ne manque ni de saveur, ni d’intérêt.
3Mende le 22 Décembre 1831
Mon cher oncle,
Lorsque ma position devait trouver une amélioration, nous recevons l'ordre de partir de nouveau pour Lyon rejoindre le corps du régiment. Le commandant, qui avait été assez sot pour me prendre pour un autre, m'avait refusé la permission de travailler en ville, mais mon capitaine qui me porte de l'intérêt, lui ayant fait observer combien il était dans l'erreur, me fit appeller, me donna la permission dès le soir même et me fit de grandes promesses. Je travaillai chez le géomètre en chef, il devait me donner trente francs par mois qu'il m'offrit lui-même, ce qui m’aurait un peu mis au courant de mes affaires, mais toujours heureux, comme à mon ordinaire, trois jours après être au bureau et exempt de tout service, nous recevons l'ordre de partir.
Vous ne devez pas ignorer qu'après une route comme celle que nous venons de faire, je dois me trouver sans le sou, aussi si c'était un effet de votre bonté de m'envoyer quelque petite chose, vous m'obligeriez infiniment. Je sais que c'est indiscret de ma part, mais à qui puis-je m'adresser ?
Je désire que la santé de ma tante soit bientôt rétablie, et que l'année que nous allons commencer soit pour vous tout heureuse.
Je vous salue, mon oncle, ainsi que ma tante, avec les sentimens du plus respectueux et attaché neveu
Emile Turc
Mes amitiés à tous mes cousins ».
Notes :
(1) : Allusions politiques au gouvernement de Louis-Philippe (Rex). Robert-Macaire est le célèbre héros de "L'Auberge des Adrets", mélodrame qui fit la fortune du grand acteur Frédéric Lemaître. Robert-Macaire et son complice Bertrand, échappés du bagne de Toulon, sont les prototypes des chevaliers d'industrie : leur nom était passé en proverbe depuis le succès de la pièce, et les multiples lithographies que le Marseillais Daumier lui avait consacrées - et dont beaucoup accusent, de façon détournée, Louis-Philippe et son groupe d'affairistes. Les émeutes ouvrières de 1839 prévoyaient la révolution de 1848, qui chassa le roi.
(2) : Il s'agit de jeunes Lozériens qui se sont engagés pour la conquête de l'Algérie, réclamant l’argent de leurs remplacements : on trouve, plus tard, des lettres d'eux.
Écrire commentaire