Par Jean Escande
Eugène Rouvellou (né le 6 Octobre 1895 à Cherbourg) habitera en fait pratiquement toute sa vie Bellac, où il est fabriquant de chaussures. Il fait partie de la classe 1915 mais évitera la guerre : de Décembre 1913 à Août 1916 il occupe "des postes importants dans la plupart des services, notamment à la mise en fabrication, aux expéditions et au contentieux" de la fabrique de chaussures Sylvestre Vincent et fils, à Limoges. On ignore la raison de son exemption, car il parait jouir d'une excellente santé.
Dès 1913, à 18 ans, il milite dans les rangs de l'Action Française (Groupe Royaliste de Limoges) et correspond avec son ami Malivert, professeur à l'Ecole Saint Jean-Baptiste à Bazas, puis avec bien d'autres affiliés et sympathisants de l'A.F. Les dossiers de Rouvellou, soigneusement tenus, étaient classés par correspondant. Sous l'Occupation, cet industriel ne paraît pas s'être mêlé du mouvement pétainiste de la Révolution Nationale, au contraire de beaucoup de ses amis, pour lesquels il fut appelé à témoigner à différents procès à la Libération. A ceux qui sont en prison, ou tout simplement dans la pénurie, il envoie des paires de chaussures, cadeau très apprécié dans la France de 1940 à 1948.
Les lettres adressées à Eugène Rouvellou ont été trouvées par Jean-Louis Claverie en 1988 au Marché aux Puces de Vanves (Paris) et vendues à M. Démarest, marchand d'autographes rue Drouot après que j'ai eu pris copie de ces quelques lettres qui ont trait à la guerre de 1914-18.
Bellac 12 Février 1915
Mon cher Rouvellou,
J'ai reçu ta très aimable lettre il y a déjà bien longtemps. Si je n'y ai pas répondu plus tôt ce n'est pas de ma faute, car j’e viens de faire un long et très intéressant voyage sur le front.
Je suis parti dimanche à 9 heures du matin. J'ai, passé par Troyes, Châlons-sur-Marne et me suis arrêté à Mourmelon qui se trouve à 7 kilomètres du front. Je suis allé jusqu'à deux kilomètres des boches pour aller faire signer ma feuille de convoyeur (car je suis parti comme convoyeur) par le vaguemestre de mon régiment. Je suis revenu par Chalons, Epernay (d'où j'ai très bien entendu le bombardement de Reims) Paris, Limoges. J'ai passé simplement la nuit dans cette ville et je suis reparti pour Bellac le lendemain à 6 h. 15 du matin.
De mon voyage sur le front j'ai retiré de multiples observations militaires, psychologiques, philosophiques etc... Comme fait significatif je te raconterai celui-là. Quand je suis arrivé à Mormelon j'ai rencontré un convoi de prisonniers allemands qui s’étaient rendus d'eux-mêmes pendant la nuit. Donc la guerre fatigue les boches comme nous, et des deux côtés la lutte est acharnée. Pourquoi ? Cruelle, cruelle énigme ! répondrait Paul Bourget avec son habituelle gravité philosophique et anti cosmopolite. Je n'ai vu exploser qu'un seul obus, car la journée a été calme. Je suis revenu désolé, cependant je compte bien en voir d'autres, car j'ai demandé à partir avec le prochain convoi. Le métier de convoyeur est le fin filon, mais je te voudrais avec moi pour dégager mathématiquement, selon la rigoureuse méthode de mon maitre vénéré Taine, la philosophie des choses.
En fait de littérature je suis descendu bien bas. Je chante les chansons de caserne comme les autres, et Dieu sait ce que valent les chansons de caserne. En voilà, à titre documentaire. Plus tard, quand tu feras un ouvrage sur la psychologie du soldat et de l'influence du cosmopolitisme niveleur sur la caserne, j'espère que tu t'en serviras. En voici une :
La premièr' garce que j’ai baisé
C'est à la port' du quartier
Et la vérole elle m’a collé (bis)
Vertu de mon cul de la Sainte Farce
Pête bourrique, décharge vieil'garce
Chie dans l'rata
Bon, bon, bon, perruque, perruque,
Bon, bon, bon, perruque à morpions (bis).
En voici une autre :
Oh ! maman Ne pleurez pas tant
Nous allons couper
la bitte au sergent
Mais avant de la lui couper
Nous allons la lui attacher
Avec un ruban blanc (bis).
Décidément Anatole France a bien fait de ne pas passer à la caserne, car il y aurait perdu toute sa saveur, et ne serait pas maintenant "la fine fleur du génie latin".
Je suis de plus en plus admirateur de ses sages maximes et la fameuse formule universelle de laquelle tout dérive que cherchait Taine est la suivante : Tout dépend du point de vue auquel on se place par rapport à l'idée qu'on s'en fait.
Que n'aije le divine Jérôme Coignard à côté de moi ! Mais abordons des choses plus terre à terre. Je compte repartir comme convoyeur sur le front la semaine prochaine.
Quant à toi, mon cher ami, écris moi souvent de longues lettres philosophiques. Ne ramasse pas la vérole en feuilletant Diderot ou les Miroirs de Souabe, sans parler des livres de la Faculté et tiens moi au courant de tes lectures, car, je vis en sauvage.
Peut-être un jour (qui est prochain) je t'attendrai à la sortie de l'usine.
En attendant, cher Barthou, pardon cher Rouvellou, je vous embrasse
Pommaret, 138°, 28° compagnie.
N.B. Salomon est aussi invisible que l'étoile polaire. Les viols dont il est l'auteur sont aussi nombreux que les sables du désert, aussi nombreux que les vertus de Paphnuce, que les amours de l'abbé Coignard.
Suisse devient anarchiste. Il m'a confié ça l'autre jour. Il faudra faire ton rapport au Salut National et à Maurras.
II est bien temps que je me décide à t'écrire, car voici bientôt trois mois que ta dernière lettre m'est parvenue, et je ne t'ai pas encore donné réponse. Tu m'en as d'ailleurs tenu rigueur, car tu ne m'as pas donné d'autres nouvelles, aussi je renverse les rôles, et bien que ce soit moi le premier coupable, permets que je t'agonise (de loin, tu n'entendras point) de toutes sortes de vocables aussi expressifs que grossiers.
Ceci dit, laisse-moi, cher ami, te remercier de toutes les choses intéressantes que contenait ta longue lettre, dont je voudrais voir une semblable chaque semaine; d'ailleurs pour te punir d'être resté trois mois sans m'écrire, je t'y condamne, j'espère que ta loyale conscience de futur jurisconsulte te fera de mon verdict une obligation morale. Il te faudra peut-être pour cela me sacrifier quelques rerere-nouvellées lectures de poèmes de Samain ou d'autres de tes préférés poètes, pour lesquels j'éprouverai plus tard, si j'en reviens, un grand plaisir à relire certes; ou bien écourter une de ces longues causeries politique et littéraire avec Bouty. Tiens, au fait tu seras bien aimable de lui serrer la main pour moi, et de me donner de ses nouvelles dans ta prochaine lettre, que je veux voir aussi bien renseignée et sur nos amis, et les choses se passant à Limoges, qu'une véritable chronique.
J'ai eu il y a quelques huit jours, des nouvelles de Dax, de d'Etiveaud, me disant que son traitement lui faisait jusqu'alors le plus grand bien. Quant à nos autres amis, rien, absolument rien; je voudrais savoir si Farnier et Jacquet sont au front, ou bien, ainsi que je le suppose, embusqués en quelque coin du tribunal... ou d'ailleurs en tout cas que deviennent-ils; ainsi que le Canard; je serai également heureux d'avoir l'adresse de Vincent. J'ai écrit avant-hier à Malivert, à Bazas, où il était avant la guerre; j'ai vu son ami Diverneresse, qui a rejoint le régiment il y a deux mois environ, et avec qui j'ai causé longuement; c'est un garçon des plus intelligents et fort intéressant.
Meynier est-il toujours à Limoges ? Et Vigouroux, que devient-il ?
Nous sommes toujours dans les Vosges, menant toujours la même vie; Dieu que c'est ennuyeux pour des cavaliers de rester ainsi dans une quasi inactivité, faisant certains jours le fantassin, prenant les tranchées, et revenu de là, s'occuper de nos chevaux et les soigner. Pour t’expliquer le mécanisme, je te dirai que la moitié des hommes vont aux tranchées, cependant que l'autre moitié reste au cantonnement soigner les chevaux. Nous restons quatre jours consécutifs aux tranchées et y allons à tour de rôle. Il fait un temps superbe, aussi n'est-ce pas dur du tout en ce moment de prendre les avant-postes.
Cette guerre traîne en longueur et se tourne bien en guerre d'épuisement; aussi trainera-t-elle ainsi de longs mois encore semble-t-il. Cette trop prudente Italie, dont l'intervention paraissait déjà bien douteuse, n'a plus du tout l'air de vouloir marcher; pourtant elle aurait bien pu faire changer la face des choses.
Et à propos qu'est devenue cette idée, dont tu devais me tenir au courant, de cette "Revue Limousine de Décent. Int. " ?
Et les idées qui nous furent chères, et les principaux des hommes les représentant, que deviennent-ils ? Et cette glorieuse phalange d’écrivains de la Revue Critique, elle a je crois abondamment versé son sang pour le pays, et il ne reste plus grand monde de ses rédacteurs.
Allons cher ami, je m'arrête là pour aujourd'hui, et te demande de me donner bientôt de tes nouvelles. J'espère que ma lettre te trouvera en parfaite santé; je te serre cordialement la main
Henry
P. S. Tiens, j'oubliais de t'annoncer ma nomination de sous-off et de te donner mon adresse : H.D. maréchal-des-logis, 1° Escadron, 1° peloton, 20° Dragons, Limoges, Secteur Postal 147.
Je suis sous-off depuis trois semaines, et j'ai bien envie dans quelques temps aux prochaines demandes de volontaires, de demander a aller dans l'infanterie comme sous-lieutenant, car je m'ennuie terriblement. Tu n'as toujours pas de nouvelles de M. D. ?
*
Aux armées le 18 Novembre
Cher ami,
J’ai lu et relu avec plaisir ta longue lettre. La surprise était agréable. Tu me donnais par la même occasion des nouvelles de Limoges fort savoureuses.
Par contre la nouvelle de ton échec m'a peiné. Mais enfin ce n'est pas mortel, et tu n’es pas incriminé dans l'affaire. Les examinateurs, les conditions actuelles de travail, tout était défavorable. Malgré tout ne te désoles pas, tu n'es pas le plus à plaindre. Beaucoup ont tout abandonné : vie civile, études, retard, études à recommencer, tel est leur lot.
Nous sommes dans une période d'activité. La division se prépare. Nous ignorons totalement l'endroit qui nous est assigné comme but de nos voyages, et pour cause. Le mauvais temps se fait durement sentir : il neige, il neige, il pleut. Nous souhaitons ardemment la venue d’un froid sec pour durcir le sol qui s'attache désespérément à nos pieds.
Je n'ai pas entendu parler du 2° Mixte. Ce régiment doit se trouver un peu plus au Nord. Nous avons des coloniaux à côté de nous. Quelques régiments d'infanterie sont passés en autobus, dont le 300, de Tulle.
Le petit patelin où nous cantonnons est un centre de ravitaillement. On ravitaille les cocus, c'est la débauche organisée. Reçus à draps ouverts [sic] partout, sollicités de toute part, c'est à dégoûter le plus débauché des poilus. Il y a poste de commandement, avec ramifications par filles spéciales. Poste central où l'âme en peine est sûre de trouver une femme. Les indigènes femelles ont acquis quelques vagues teintures par suite du passage des troupes. Mais par contre la propreté et l’allure sont à leur niveau normal. Une femme aux haillons sordides exhalera volontiers dans ses spasmes quelques mots d'argot, du plus pur argot parisien acquis aux hasards d'une colle quelconque.
Tu vois qu'un philosophe, et surtout qu'un moraliste aurait fort à faire !!
Limoges n'a pas du quitter son allure normale. Le ravitaillement des cœurs doit se faire comme par le passé, quoique Ses cœurs doivent se faire de plus en plus rares.
C'est la guerre...
Mon style et mon écriture sont détestables, excuse-moi si je ne parais pas y avoir apporté tous mes soins. Les cantonnements sont plutôt rudimentaires. Le vent y entre à volonté. Les boiseries ont disparu. Ce qui n'a pu être brûlé est debout, comme par miracle !
J'ai installé mon bureau sur une marche. Mon siège est avantageusement représenté par un havresac î !Tu vois le tableau.
Présente mes hommages à tes parents, et toi mon cher ami reçois mes sincères amitiés
Eugène Lalouy
Si tu as toujours le même courage, o cher ami, prends ta plume et écris moi. La plume charmera une heure de veille (pendant le jour, car la nuit... le chacal n'a d'yeux que pour l'ennemi).
*
Le 20 Janvier 1918
Mon bien cher ami,
D'un secteur calme, montueux et humide je t'envoie mes bonnes amitiés.
Mon retour au front s'est effectué normalement. Tempête de neige, vent, froid ; un vrai temps de cafard. J'ai recommencé mon adaptation triannuelle et il me semble déjà n'avoir jamais quitté ce lieu.
Je suis en ligne, au poste d'un chef de bataillon, uniquement préoccupé de trouver le bois destiné à réchauffer mes membres roides, et à assécher l'Aquarium, qui n'a rien de romain, où je suis contraint de vivre. Ma cagna est creusée à mi-pente d'un coteau, sous lequel elle s'insinue, parmi les nids de rats. C'est un couloir sombre, pluvieux et très étroit. Je couche là, et j'y mange, et j'y tiens. De la porte, mon horizon se limite à un kilomètre, sur le faîte des arbres, âpres comme des toits de fusain, d'une forêt noire qui étend sa hachure irrégulière entre le ciel bas et gris, et une prairie verte où les trous d’obus de toutes dates, prennent l'aspect des taches de la lèpre. Ce spectacle constant, unique, n'est ni gai, ni très reposant. Néanmoins il ne m'affecte pas. La guerre m'a tant habitué à la désolation, que je suis incapable d'une réaction, d'un réflexe de plaisir ou de douleur. Je suis blasé à la perfection. Lorsque mon inaction est complète, je ne me sens pas même vivre. Stuart Mill n'aurait pas trouvé un spectateur plus impartial que je le suis alors, dans un état d'indifférence aussi absolu. Je te dis ça parce qu'il ne faudrait pas que s'accrédite davantage l'opinion que la guerre est une génératrice. Pour le moins sa prolongation monotone n'en est pas une. On dit souvent : "Sous l'influence de la guerre, les combattants pensent que..." Et ce n'est pas vrai obligatoirement, car dans bien des cerveaux, cette influence détruit la pensée et jusqu'à l'aptitude à penser. Le double souci matériel de la subsistance et d'échapper au danger, porte en lui toutes nos peines et toutes nos joies. Tu vois combien une telle existence est limitée dans ses buts et ses moyens.
Est-à-dire que nous n'avons le souvenir d'aucune autre chose que celles que nous voyons, et d'aucune autre personne que celles avec qui nous vivons ? Non puisque je t'écris. Ce n'est pas dire davantage qu'en dehors de nos occupations habituelles il n'en existe pas qui nous attirent. Mais nous sommes tellement occupés par quelques deux ou trois préoccupations dominantes, que tout ce que nous pouvons tenter en dehors d'elles est incomplet. Je te certifie que je fais un gros effort pour ne pas t'écrire une lettre tout à fait stupide; et j'ai l'impression que je n'ai pas ma tête à moi et que je suis impuissant contre ce qui est devenu ma nature.
Il est trois heures dans la nuit actuellement. Je suis de garde depuis neuf heures du soir, jusqu'à cinq heures du matin. Je suis seul; le travail est inexistant en ce moment, le poêle a de la bonne volonté : ce sont mes moins mauvaises heures.
J'ai lu quelques livres recueillis au hasard des postes : Courteline, George Sand, Tristan Bernard, Léon Bloy. Je te signale les "Secrets d'état", de T. Bernard. Le titre n'a de rapport qu'avec l'action, dont l'intérêt est secondaire. Mais quelle richesse de fines observations, présentées dans un genre qui n’est pas celui que pratique ordinairement cet auteur. Si tu peux disposer de trois heures, lis ce livre, édité dans une collection à 0 F. 95. Un curieux ouvrage, de la librairie du Mercure, "les Méditations d'un solitaire", de l’antique Léon Bloy, apôtre grognon et misanthrope du retour à la simplicité de l'Eglise primitive et de la sincérité de ses fidèles. Plusieurs journaux demandaient récemment, mais en vain je crois, que soient récompensés par un des nombreux prix de la saison le zèle et la patience de ce "méconnu" sénile. Il mérite, de toute évidence, une mention pour la quantité des dérivés du mot "apocalypse" qui émaillent le seul livre de lui que je connais.
J'ai lu dernièrement mon nom sous tes initiales dans l'Action Française. Par la même A.F. j'ai appris la publication d'un hebdomadaire : la Roumanie. Sois assez gentil pour me faire parvenir le premier numéro, si possible, daté du Jeudi 17 Janvier. Je crains que mon départ pour l'Armée d'Orient soit repoussé jusqu’au mois de Février, car ma division ne doit pas fournir de détachement ce mois ci.
J'ai reçu des nouvelles de Duby. Il est en Algérie où il compte rester jusqu'à la fin de la guerre. Lorsque tu verras Hyvert, tu voudras bien me rappeler à son bon souvenir.
Si le hasard te fait rencontrer à nouveau Valadon, demande lui pour moi son adresse et dis lui que je serais heureux d'avoir de ses nouvelles, évidemment sans lui laisser entendre que je ne le porte pas absolument dans ma reconnaissance.
Sois indulgent pour cette longue et ennuyeuse lettre, et surtout pour le "poilu" (quel vilain nom) qui l'a écrite.
Crois, mon cher Rouvellou, à mes sentiments les meilleurs de fidèle amitié
Paul Laurent Colombie
télégraphiste à la C.H.R. du 408° R.I. Secteur Postal 73.
Écrire commentaire